Apprendre

-Je t’apprendrai Gianmarco.

Folle promesse ! Incroyable perspective !

-Je t’apprendrai.

Pour qu’un jour tu prennes le monde avec toi. Mais un homme n’a pas assez de bras, d’oreilles, de bouches, de sens, d’intelligence, d’inconscience pour ne pas perdre un bout du monde en cours de route ! L’homme perd chaque fois qu’il ramasse ce qu’il perd.

-Je t’apprendrai Nathalie.

-Je t’apprendrai Salomon.

-Je t’apprendrai Marmonon.

Premier apprentissage. Par la bouche. Ferme les yeux, les oreilles, oublie que tu penses. Mets en bouche ce que ta main attrape. Ainsi tu connaîtras par la bouche. Les livres, les cahiers, le tableau, une autre main, un visage, les maisons, la brique, le verre, le caillou, la poussière. N’aie pas peur des microbes. Quand la bouche œuvre pour la connaissance elle ne permet pas à la maladie de s’infiltrer. Laisse ta langue connaître la matière, laisse la apprécier ce qui râpe, ce qui glisse, la dureté, la mollesse. Que ta salive envahisse ta bouche, avale-la et intègre ainsi au plus profond de toi les objets dont tu as emporté quelques particules. Et puis recrache, ne te laisse pas envahir par ce que tu apprends à connaître. Évite les indigestions.

Deuxième apprentissage. Par les pieds. Les pieds te portent. Ils connaissent ton poids. Ils portent ton poids de connaissance. Apprends à masser tes pieds pour fluidifier le trafic des connaissances à l’intérieur de ton corps. Chaque chose que tu apprends se niche dans un coin, un recoin de ton corps. Il faut parfois se secouer pour que les connaissances voyagent, ne stagnent pas dans un recoin oublié, pour qu’elles se mélangent et suscitent de nouvelles connaissances. Quand tu masses tes pieds, en toute conscience, ou sans conscience et violemment, tout ton corps est mis sans dessus dessous.

Troisième apprentissage. Par le souffle. Question de rythme. Le rythme vient de la respiration, des battements du cœur, du corps ramassé en lui-même ou éparpillé vers l’extérieur. L’apprentissage par le souffle comprend plusieurs éléments à maîtriser. Le souffle est la base, l’alpha et l’oméga. Plus ton souffle est long, plus ton rythme sera étendu et calme. Tu pourras, comme dans certaines improvisations de musique indienne, varier indéfiniment les cellules rythmiques. Il n’y aura d’ailleurs pas de cellules rythmiques, il y aura un long souffle, sans répétition, comme un long chemin dont on ne voit ni la fin, et dont on ne voit plus le bout. Si ton souffle est court, et que tes poumons sont étroits, tu émettras un rythme saccadé, répété, sans doute dansant. Facilement mémorisable. Tu évolueras entre un début et une fin. C’est très bien aussi. Et les autres pourront plus facilement participer, respirer avec toi. Pour connaître l’autre, tu dois t’adapter au souffle de l’autre. Quand tu lis un poème, tu dois arriver à respirer comme le poème sinon tu ne le comprends pas. Quand tu veux séduire un homme, ou une femme, tu dois respirer avec lui, ou elle, et puis l’entraîner dans ta respiration. C’est ainsi avec tout sur cette terre, avec tout ce qui vit, et tout ce qui ne vit pas. Parce que tu crois que certaines choses ne vivent pas puisqu’elles ne respirent pas. Ce serait plus vrai, si les objets étaient isolés, sur un fond blanc, en plâtre par exemple, dans une pièce sans fenêtre. Mais les objets sont la plupart du temps exposés à la lumière, au vent, au mouvement. Ils sont la plupart du temps au carrefour d’une quantité de respirations. Ils vivent par procuration si on veut. On ne peut donc pas nier qu’ils aient un souffle propre, résultant d’autres souffles.

Je happe, je happeprendre, j’apprends, je prends.

©Catherine Pierloz 2002

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