Marche entourée d’un voile
Âme embrumée
Tu ne sais pas ce que tu ressens
Tu ne sais pas où tu te retranches
Tu ne sais pas où tu vis
L’homme est celui qui avance dans le brouillard.
(Kundera, Les testaments trahis)
Quand on se retrouve à la frontière, on ne sait plus. On se trouve tellement incongru d’être, et on envie ceux qui savent, même si on sait qu’ils ont, d’une manière ou d’une autre, tort.
Comment vivre quand on sait qu’avoir raison et tort sont exactement les mêmes choses ? Où aller ? En profondeur ? En extérieur ?
Il arrive un moment où l’on aspire à n’avoir plus des envies d’absolu.
Il y a des moments où remplir ses papiers administratifs relève de la pure jouissance, où l’on finit par se dire qu’on détient enfin la vérité.
Et l’amour pour lequel on pensait vivre n’est plus qu’un vent glacé, plus autre chose qu’agaçant.
Comment ne pas se sentir à l’étroit de vouloir vivre entre folie et sagesse ? Poésie, sagesse, mystique, amour, folie, déraison, tempêtes, extases…. Des mots, à vomir. A échanger d’urgence contre une brique, du ciment, et construire un mur jusqu’à ce que la nuit tombe, puis manger, dormir, se lever, construire un autre mur, suer de tout son corps, rire à la pause de midi, et oublier son cœur, sa tête, ses pensées, ses sentiments. Les oublier de dégoût. Et savoir qu’un jour on se fracassera la tête sur tous ces murs construits tous les jours de sa vie.
Tout serait plus simple si on ne t’avait pas inculqué cette histoire d’arriver quelque part, si seulement on t’avait appris, plutôt, à être heureux, en restant immobile. Toutes ces histoires à propos de ton propre chemin.Trouver ton chemin. Suivre son chemin. Alors que si ça se trouve on est fait pour vivre sur une place, ou dans un jardin public, là sans bouger, à faire que la vie passe, si ça se trouve on est un carrefour, le monde a besoin qu’on reste là sans bouger, ce serait une catastrophe si on s’en allait, à un moment donné, suivre notre route, mais quelle route ? Les autres sont des routes, moi je suis une place, je ne mène à aucun endroit, je suis un endroit. (Baricco, City)
L’amour et la confiance qu’Elle avait en soi.
Tant qu’Elle n’avait pas à vivre, Elle lisait. Et s’inventait un monde rempli d’actions héroïques et violentes. Elle faisait l’amour avec passion à l’âge de 12 ans, mouillée de sensualité imaginaire. Elle creusait des tranchées autour de son école, et casquée et crottée jusqu’aux dents, elle sauvait ces êtres insipides qui ne l’intéressait pas et qu’elle n’intéressait pas qu’elle côtoyait tous les jours sans les toucher. Souvent Elle mourait avec bravoure et la jouissance suprême était le constat de la tristesse de tous. Elle ne savait pas encore qu’on ne peut être que frappé d’horreur pour la mort violente de quelqu’un qu’on ne connaît pas, jamais triste, jamais dépouillé au cœur. Et être frappé d’horreur est un sentiment qui peut être extrêmement court. La durée du sentiment ressenti était pour Elle capital : tout doit être à vie ou ne pas être.
Se trouvant très bien, elle ne concevait pas (c’est-à-dire que cette idée n’avait pas encore été conçue par son esprit) qu’un autre jugement puisse être émis. Et malgré l’indifférence quasi générale, Elle se sentait toujours observée, et enviée.
Je suis Franz
Lisez L’insoutenable Légèreté de l’Être de Kundera. Voyez le personnage de Franz. Cet être qui donne un pôle à sa vie en vivant pour un regard imaginaire qui le surveille et l’apprécie. Cet être qui vit hors de ses volontés à lui, ou plutôt dont la seule volonté est d’être cautionné par les valeurs qu’il attribue à une personne, d’ailleurs sortie de sa vie. La réalité physique du monde n’a pas de valeur réelle pour lui. Il s’imagine être vu par d’autres yeux et admiré dans ce qu’il fait tant qu’il lui semble ne pas trahir les pensées de cette personne. Cet homme sait-il faire l’amour ? Kundera le décrit avec la caractéristique suivante : il ferme toujours les yeux au moment de jouir. Sa partenaire imagine alors avoir quelque chose de tout petit en elle. Elle l’imagine parti. Et son sentiment est celui de quelque chose de ridicule. En effet, cet homme, bien bâti, rejoint son petit univers imaginaire, au lieu d’être présent par tous les pores de sa peau. Même dans l’acte d’amour, il s’évanouit. Il ne vit pas ce moment comme la réunion de corps et d’âmes. Mais c’est pour lui un prétexte à se réfugier avec une infinie jouissance dans son âme à lui.
Je suis Franz. J’évalue ma vie à travers le regard que j’imagine que d’autres pourraient lui porter. Cela signifie que mes désirs ne sont pas suffisamment inscrits en moi pour justifier à eux seuls mes décisions, mes actions.
Il y a un danger à trop s’exprimer
Pourquoi peut-on dire que nous ne vivons plus à une époque romantique ? Se perdre dans la nature, dans l’Autre,dans Soi et vivre cette dissolution comme une extase n’est plus à la mode. Quand on s’est trop dissolu, il s’agit de restructurer. Restructurer et ne pas tomber dans l’extrême opposé, c’est-à-dire tenter de rester au milieu. Qui a dit que les milieux sont fades ? Y a-t-il plus grande tension que tenter de se tenir en équilibre ?
L’humour, un grincement. Le rire pour ne pas pleurer. Quand on n’a plus assez de force pour être absolu, quand on n’a plus assez de foi pour être mystique, mais qu’on Sait. Qu’on sait que Ça existe et pour que Ça existe il n’est pas nécessaire de le vivre. Le sentiment de cette injustice de devoir toute la seule vie qu’on a reçu vivre hors de cette extase parce qu’elle n’est pas viable en cette époque. En avoir la nostalgie, mais ne pouvoir y sombrer puisque sombrer est justement hors de portée. Faire partie des découvreurs qui mourront avant d’avoir atteint la Terre recherchée. Ne pas devenir amer.
Être face à ses sentiments les plus forts avec des mots insipides. Alors gonfler les mots pour les amener au niveau de ses sentiments, et découvrir avec effroi que la distance entre les mots et les sentiments ne se rétrécit pas. Les sentiments fuient les mots. Les sentiments s’évanouissent dans les mots. Être un malheureux, n’y comprenant rien, se débattant dans des mots toujours plus grands, des exagérations pompeuses, des élans rigolos. L’œil imbécile et la sueur aux aisselles, l’haleine mauvaise des orateurs de longue durée. Et les grands et beaux sentiments qui foutent le camp. Méprisants.
Les personnages
[…] les personnages [de roman] ne naissent pas d’un corps maternel comme naissent les êtres vivants, mais d’une situation, d’une phrase, d’une métaphore qui contient en germe une possibilité humaine fondamentale dont l’auteur s’imagine qu’elle n’a pas encore été découverte ou qu’on n’en a encore rien dit d’essentiel. (Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être)
Kundera créait ses personnages en exploitant des traits de caractère qu’il retrouvait en lui. On va choisir deux types de personnage, selon deux grands types de caractère : les actifs et les passifs.
C’était un de ces hommes qui aiment assister à leur propre vie, considérant comme déplacée toute ambition de la vivre. (Baricco, Soie)
Ce serait une grande erreur de considérer que les spectateurs de leur vie sont des passifs, ce sont des actifs d’une insondable et courageuse immobilité. Résister à rentrer dans la mêlée, résister de crier avec la foule. Accepter la solitude qu’il y a à ne pas participer est un acte d’héroïsme désintéressé. Mais pour que cette observation ne mène pas à l’endormissement il faut une intense créativité intérieure. Le poète, l’artiste est-il un observateur immobile ? Ce n’est en fait pas une question de profession. C’est fondamentalement un trait de caractère. Il faut avoir assez d’ironie pour vivre toute une vie en ne réagissant pas à l’activité narquoise, narguante, environnante. Si l’on accepte que ce ne sont pas les richesses qui font un homme, on a un peu plus de mal à accepter que ce ne sont pas les actions qui font un homme. Si l’on n’a pas à poser d’action dans sa vie, que dire quand on est en société. Et si l’on n’a rien à dire, pourquoi rechercher la compagnie ? L’immobilité est belle dans la littérature parce que la littérature donne à voir les pensées, parce que la littérature est belle dans ses silences. Mais l’immobilité est-elle belle dans la vie vécue ?
Être – les actions – les mots qui les font revivre pour le monde.
Être – sans action – avec des mots gratuits lancés dans le vide.
Et l’amour ? Quand faut-il agir, quand faut-il parler ?
L’amour est-il une entorse à l’immobilité ? Non. Se laisser imprégner du sentiment d’être amoureux, laisser venir à soi cette douleur. Mais ne jamais souhaiter conquérir. Dire ce qu’il y a à dire, faire les gestes qui s’élèvent d’eux-mêmes de notre corps. Mais ne jamais souhaiter de toute ses forces inscrire cet amour dans une durée, dans un temps. Rire des structures. Et savoir qu’immobile on ne fera pas vraiment le poids. L’immobile est traversé, piétiné. Et ce qui grandit en lui n’est pas transmis au monde par la médiation d’une action visible, concrète, mais est libéré dans les airs comme un parfum, une flagrance qui touchera peut-être, peut-être pas, une individualité ou des individualités qu’on ignore.
Les actifs conquérants : les génies de la vie. Les doués du contact.
-Et que faisais-tu, pendant qu’ils te reluquaient ?
-Je feignais la pudeur d’une nonne, et, tout en les fixant avec l’assurance d’une femme mariée, je faisais des gestes de putain. (Arétin, La vie descourtisanes)
Les actifs conquérants n’ont pas besoin de littérature pour vivre, ils sont l’incarnation de la vie, dans sa cruauté, sa plénitude. Leur ironie, quand ils la possèdent, n’est pas dirigée contre eux-mêmes, mais rit avec la vie. Tout est éclat chez eux, éclat de rire, éclat de colère, éclat de jouissance…. Ils n’ont que faire des mots, pourtant les mots les courtisent. Leur vie éclabousse les mots, les libère de la nostalgie et du silence discret. Les actifs conquérants sont les Titans rescapés de la mythologie. Ils sont beaux. Ils sont haïssables.
Les actifs immobiles ne s’apprécient qu’entre eux. Ils sont entre eux une consolation d’être ce qu’ils sont. Les actifs conquérants s’en fichent d’être beaux, et le sont à crever. Les actifs immobiles tentent d’atteindre dans leur ombre la même intensité lumineuse que les solaires. (Voir Caravage)
Il y a aussi les lyriques et les techniques.
[…] le stupide âge lyrique où l’on est à ses propres yeux une trop grande énigme pour pouvoir s’intéresser aux énigmes qui sont en dehors de soi et où les autres (fussent-ils les plus chers) ne sont que miroirs mobiles dans lesquels on retrouve étonné l’image de son propre sentiment, son propre trouble, sa propre valeur. (Kundera, La plaisanterie)
La vie en surface.
Je suis vide pour le moment, disait-Elle, et Elle s’étonnait des regards effarés.
Il y a une dignité immense, chez les gens, quand ils portent leurs propres peurs sur eux, sans tricher, comme des médailles de leur médiocrité. (Baricco, Châteaux de la colère)
Il est en fait très difficile d’aller jusqu’au vide de soi-même, quand autour de soi l’univers court à se remplir. Il est difficile d’aller au vide de soi-même quand on l’annonce crûment. Il aurait été préférable probablement de dire: “Je suis en recherche intérieure. Je me vide pour mieux me remplir.”
Mais Elle se vidait tellement qu’Elle se vidait aussi des mots. Pas d’explicatifs, pas de commentaires. Un ennui survint quand angoissée de se vider sans toucher de fond, Elle envisagea l’écriture.
Curieux, le chagrin. Le plus authentique des chagrins se défend contre lui-même en faisant des phrases. C’est cela, peut-être, la nécessité littéraire, ce besoin vital d’écrire autour… (Pennac, Messieurs les enfants)
Comme catharsis, comme support au vide. Pour que quelque chose soit créé aussi. Pour que du vide ne naisse pas le vide (C’est sans doute le dernier sursaut du mourrant, la dernière tentative de vivre quand même, c’est Jésus qui du fond de sa nature divine et humaine s’écrie : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »). Est-ce possible de savoir encore écrire, une fois vidé de mots ? Les mots essentiels, minimalistes suffisent-ils à écrire un récit ?Sans doute oui, encore que la question première devrait être, y a-t-il matière à écrire un récit ? Supposons que oui. Que sont alors sensés faire les mots ? Rendre le récit intelligible ? Dans ce cas rien n’était perdu, parce que pour l’essentiel les mots la servaient encore. Mais peut-être les mots doivent-ils aussi rendre le récit beau ? Le minimalisme peut-il être beau ? Sans doute, il fut une esthétique à la mode. Mais du minimalisme retire-ton un sentiment de plénitude ? Mais peut-être le minimalisme refuse-t-il le sentiment de plénitude. Mais alors que cherche-t-on dans le minimalisme ? En fait, on devrait dire qu’on ne cherche rien, parce que chercher et trouver c’est cela qui amène le sentiment de plénitude. Mais encore, ne rien chercher,et accepter de ne rien chercher, quelle plénitude !….
Les mots ne sont pas le problème. Le problème c’est le récit, c’est le contenu. Le vide offre-t-il un contenu exploitable ? Écrire le vide devrait être écrire un mot et l’annuler de suite, ainsi sans fin. Ou finalement ne rien écrire. Le vide qui n’est pas plénitude est le néant. Et le néant n’est ni beau (“Démons.Anges ayant mal tourné. Mais très beaux.” Baricco, Châteaux de la colère), ni vertigineux, ni rien de ce qui existe, ni surtout aucun mot.
À quoi bon lire, à quoi bon par exemple lire ce livre, quand je sais bien qu’au bout de très peu de temps il ne m’en restera pas même l’ombre d’un souvenir ? À quoi bon faire quoi que ce soit, si tout s’effrite et retourne au néant ? (Amnésie littéraire, dans Un combat et autres récits)
C’est donc ici que s’achève ce récit, c’est ici qu’il n’y a plus rien à dire.C’est ici qu’il n’y a plus rien à inventer. Le vain a triomphé.
Aucun sentiment, Rien, ne répondit à ce constat.
Fin
©Catherine Pierloz 2002