Cet enfant me tue

Cet enfant me tue, cet enfant m’achèvera, est-ce si difficile, dites-moi, d’arriver quand j’appelle, est-ce difficile, alors que je crie son nom « Louis ! » d’accourir, de répondre par une action logique, décidée, efficace, est-ce trop lui demander à cet enfant, qui définitivement ne me ressemble pas, de comprendre que je suis pressée, pressée, que la nervosité palpite sous ma peau, que mon cœur tressaute de patience mal maîtrisée, se rend-t-il compte cet enfant que j’ai galopé dans la maison depuis ce matin, cavalé jusqu’à la buanderie, escalier étroit, encombré de chaussures jetées là sans souci aucun de ma difficulté, le matin, alors qu’il fait sombre encore, les cheveux dénoués dans les yeux – oui, trouver mon épingle est une autre histoire, un de mes autre grands thèmes, un thème dont la richesse traduit bien les hauteurs spirituelles où je trimballe ma vie-, ben tiens ! je geindrais bien un petit coup moi sur ma vie qui ne ressemble pas à celle des traqueurs d’absolu, les doués du ciel qui apparaissent – parce que c’est le seul mot qui leur convienne-, ils apparaissent, l’œil bleu sur l’horizon, transfiguré à l’avance de ce n’importe quoi qui leur arrivera et dont ils sortiront grandis, transformés, magnifiés, pas comme moi, j’ai essayé, en glissant sur la chaussure ce matin, parce que je ne voyais rien, cheveux dans les yeux, escalier étroit et sombre, quand j’ai glissé, la manne à linge calée sous le bras, et que le linge se déversait par petits tas pour accompagner la chaussure, quand j’ai eu envie de hurler – j’étais levée depuis moins de dix minutes-, et que je me suis retenue et que je me suis dit : « Allez, rigole ma fille ! », même si j’ai vaguement ri j’ai pas ressemblé une seconde aux magnifiques aux regards clairs, rien qu’une échevelée au bord de la syncope nerveuse, cet enfant me tuera, « Louis ! », j’ai couru pour attendre finalement, attendre cet enfant venu d’un ailleurs improbable, un enfant sans détente nerveuse, c’est ça, j’ai bien observé les autres, les gamins des copines, les gamins à l’école, quand leur mère les appelle, y a une détente dans tout le corps, comme un influx nerveux qui les propulse vers la voix, elles m’ont juré les copines, pas besoin d’un apprentissage, parce que je me suis demandé : « Un dressage ? », ou quelque chose comme ça, une vérification des réflexes nerveux, et de l’audition aussi, j’ai cru qu’il était sourd, je hurlais tout le temps, je voulais être sûre que la communication passe, puis un jour il m’a dit : »Crie pas maman, crie pas autant », cet enfant me tuera, il me tuera parce que je n’ai pas d’emprise sur lui, il se tourne vers moi, il me regarde avec ces yeux-là et il me dit avec sa voix, sa voix à lui qui revient à regret de ces autres pays où il se balade à longueur de journée, ces pays où je ne suis pas, et il me dit : « crie pas maman, crie pas autant », et moi tout de suite je ne crie plus, pas un son, plus rien, je chuchote, sauf maintenant, ben tiens, il est loin, je crie : « Allez Louis, Viens », non, toujours rien, pas de détente nerveuse, pas de réaction forte, il a peut-être progressé d’un mètre depuis tout à l’heure, mais que voulez-vous, qu’y puis-je, regardez-le, il ne passera, mon petit bonhomme, à côté du chat qui dort sans le renifler, parce qu’il sent bon l’herbe m’a-t-il confié, et ses pattes sentent la terre, alors commence l’histoire du chat dans sa tête, le chat chasseur dans la nuit qui plonge dans les trous de souris, le chat souterrain de la nuit qui après avoir mangé le mulot dort dans son terrier, oui c’est ça, maintenant il renifle le chat et ses odeurs lui parlent d’une vie de chat, allons j’appelle encore une fois « Petit, Louis, s’il te plaît mon chéri », et voilà j’entends le déchirement que mon cri provoque, comme un tissu qu’on arrache, ma voix l’enlève des territoires nocturnes du chat, et maintenant, ah maintenant !, je connais le parcours par cœur, maintenant c’est le moment mystique, c’est l’extase pure, maintenant c’est la méditation infinie, maintenant c’est jeter un caillou dans l’eau, jeter le caillou et se perdre dans les ronds de l’eau, ça c’est Louis qui disparaît de la vie pour de bon, c’est Louis qui m’échappe sans rémission, c’est ma journée qui ne ressemblera plus à celle que j’avais prévue, c’est moi qui abandonne, Louis et les ronds dans l’eau, si je brise ça, c’est comme si je tuais tous les doués du ciel aux yeux clairs, ceux que la vie transforme à chaque pas qu’ils y font.

©CatherinePierloz-2003

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