J’ai trouvé mon alter ego, mon miroir, mon frère. Mes années dépassent depuis longtemps la vénérable étape des 80 ans, et enfin, je me reconnais dans une autre de ces créatures vivant sous ce soleil qui m’a tant buriné la peau. J’ai cherché, comme la plupart de ces humains agités et inquiets, ce compagnon de condition vivante parmi les hommes, mes semblables. Quelle erreur! Quelle ignorance! Quelle étroitesse d’esprit aussi!
C’est maintenant seulement, toute vieille, dans la surprise chaque jour de perdre une nouvelle de mes facultés, que j’ai trouvé la sérénité de me voir en un autre.
Je suis le poirier. Il a grandi dans mon jardin. Et jamais auparavant je ne l’ai considéré autrement qu’une décoration d’extérieur.
Maintenant que mon regard n’a plus tant de force pour échapper à ce qu’il ne veut pas voir, je remarque mieux des similitudes irrespectueuses à mon égard.
Je ne suis pas le poirier. Je suis les poires. Elles tombent dans un bruit humide, les chairs molles et fragiles. Elles explosent dans les feuilles mortes et se mêlent à la boue.
Tous les matins, je les compte. Je compte celles qui restent accrochées là-haut encore fermement agrippées à leur tige. Ca c’est ce qui me reste.
Puis je regarde celles qui se décomposent au pied du tronc. Celles-là je me penche pour les toucher. Je les regarde avec tendresse. Dans ce dernier dialogue avec elles, je dis adieu aux souvenirs qu’elles incarnent et qui viennent de me quitter.
Chaque matin, les branches du poirier sont plus légères. Chaque matin, ma mémoire s’est allégée de quelques souvenirs. Elles me quittent les images de ma vie, mes parcelles d’identité restées accrochées dans un monde qui vit au passé.
A chaque poire qui s’écrase, ma tête se fait plus folle, et comme la branche libérée de son poids, mon esprit prend de la hauteur.
Je regarde les poires en bouillie et je me demande pour quelle future vie mes souvenirs sont en train de devenir un terreau.
©Catherine Pierloz 2004