J’ai toujours préféré les matins

J’ai toujours préféré les matins.

J’ai toujours eu cette curiosité intense des matins.

Mon premier geste n’était pas d’écarter les volets, non, bien que j’ai beaucoup aimé le bruit des volets que l’on claque, et, c’est vrai, j’ai parfois été partagée entre ces deux plaisirs : les volets ou la porte ? Mais aller directement à la porte, l’ouvrir et tout recevoir ensemble : la lumière vive, l’odeur de terre mouillée, l’humidité, la chaleur ou le vent, m’emplissait d’une joie proche de la ferveur. Je restais pieds nus sur le seuil et j’étais submergée. Les arbres au bout du jardin étaient comme des êtres adorés qui restent toujours un peu lointain, qu’on aime éperdument en même temps qu’on ressent à leur égard une douloureuse nostalgie. Quand les autres voyaient de longs et souples bouleaux, de rigides sapins, des hêtres vigoureux, moi je voyais une assemblée de vénérables vieillards, fins géants aux longues barbes vertes et tremblantes, doucement balancés, me regardant avec une infinie affection, mais baignés d’un halo ouaté qui me faisait craindre qu’ils ne disparaissent à tout instant.

J’étais saisie par les ciels bleus très purs. Je les aimais davantage en hiver qu’en été, quand l’air était sec et froid. Ces matins-là étaient pour moi la preuve de l’immobilité du monde. Chaque brin d’herbe, chaque pierre, m’apparaissait se détacher avec une implacable précision. Le ciel dans sa pureté recouvrait tout de sa protection, et chaque chose sur terre se dévoilait avec humilité. Les matins de ciel bleu, le monde faisait sa révérence soumise à la bonté ferme et limpide du ciel.

Mais les matins de brouillard, quand mon décor familier se transformait en un territoire inconnu, j’étais très excitée car je sentais que les esprits malins des éléments se réveillaient et s’amusaient follement. Je partais en courant vers les arbres, que je ne voyais plus de la maison. Je plongeais dans les nuages de brouillard en tendant l’oreille. Je m’étais aperçue qu’ils n’étaient pas silencieux. Ils émettaient une sorte de chant chuchoté sur une ou deux notes assez graves étirées à l’infini. Certains diraient une longue plainte. Mais je ne crois pas que les nuages de brouillard se plaignent. Je pense qu’ils sont enchantés, qu’ils bondissent et courent comme des chiens fous. A l’époque, j’étais persuadée que les nuages étaient formés du rassemblement de sortes d’esprits évadés des arbres, des fleurs, des pierres, des rivières. J’imaginais que c’était un immense chahut, que ces âmes étaient la part la plus indocile des éléments et que parfois ils échappaient à toute surveillance, défiant toute autorité. Ils se réunissaient alors pour une ronde folle où ils désorganisaient le bel ordre du monde. Et j’étais gagnée par leur folie. Je me mettais à bondir comme un cabri, à grands sauts désordonnés, et je me trémoussais toute entière. Une énergie grimpait le long de ma colonne vertébrale et me secouait de décharges nerveuses. Parfois, un chant jaillissait spontanément de ma bouche, sorte d’action de grâces. Je riais sans retenue et me jetais contre le tronc des arbres comme s’ils avaient été des grands-pères chéris. Je les serrais à me rompre les os. Je les couvrais de baisers exaltés. Et ils se penchaient vers moi avec tendresse et bienveillance.

Je revenais euphorique à la maison quand il était déjà bien tard, presque midi. J’étais toujours en pyjama. Mes chaussettes étaient détrempées et crasseuses. Je continuais à tournoyer sur moi-même, à crier, à foncer dans ma grand-mère comme si j’avais été un char d’assaut en train de défoncer une porte. Ma grand-mère riait. Elle prenait cela pour une marque d’affection. Je la laissais croire. Elle ne me grondait pour rien. Ni pour ma disparition matinale, ni pour être partie sans chaussures, sans m’être habillée, sans avoir mangé. Elle ne me demandait pas ce que j’avais fait, où j’avais été. Elle riait de mon exaltation. Elle essayait de m’imiter. Elle se mettait à tournoyer sur elle-même, à faire de petits sauts maladroits. Elle se mettait à chanter. Elle voulait me prendre les mains et qu’on se mette à danser ensemble. Toujours, ma joie retombait. Je redevais sérieuse et calme. Et je lui demandais à manger. Tout de suite, elle partait mettre la table.

Autant j’aimais les matins, autant je détestais la mi-journée. Je détestais le soleil haut dans le ciel. Il rendait tout banal. Entre midi et deux heures, je me mettais à l’abri dans un coin d’ombre. De préférence dans la maison. Midi, ce n’est pas une heure pour être dehors. J’avais demandé à ma grand-mère qu’on ne mange jamais dehors, même en été. Elle avait respecté mon souhait. Tous les repas étaient servis dans la cuisine sombre et fraîche. On n’entendait que le tic-tac de la vieille horloge du salon, et le bruit des couverts. Ma grand-mère n’essayait jamais de me parler si elle me voyait perdue dans mes pensées. Elle cuisinait très bien. Chaque bouchée me donnait des sensations de bonheur. Elle faisait souvent des ravioles de mozzarella accompagnées d’une sauce à la tomate et au jambon. La mozzarella était froide et la pâte tiède. Cette sensation mêlée me laissait rêveuse. Je laissais d’abord la raviole toute entière dans ma bouche. Ma langue la soupesait et se complaisait au contact lisse et légèrement gluant. Puis lentement, je perçais la pâte avec ma langue et cherchait le goût de la mozzarella. Et puis je mastiquais longuement avec application, émerveillée de la bouillie qui se formait dans ma bouche. La succulente bouillie, comme je l’appelais. Parfois je la recrachais dans mon assiette, subjugué par le contraste entre la laideur de l’aspect et la merveille du goût. Mais, cela, j’attendais que ma grand-mère ait tourné le dos pour le faire, car elle n’aimait pas, ce qui se manifestait par un tic nerveux et par son regard qui évitait le mien.

Toujours, à la fin des repas, rassasiée et comblée de sensations, je me sentais vaguement coupable vis-à-vis de ma grand-mère. Je l’aidais alors à débarrasser la table et à faire la vaisselle. Je lui donnais un gros baiser sonore dans l’oreille – je le voulais le plus sonore possible, presque violent, pour qu’elle s’écarte, gênée par l’éclat dans ses tympans – et lui disais : « Merci, merci ». J’espérais ainsi me sentir quitte, mais un sentiment de gêne persistait.

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