Le grand cerf

C’est moi qui l’avais emmenée au pied du grand cerf, l’hiver où il était tombé à la lisière de notre clairière. Je l’avais découvert, dans la lumière grise d’un après-midi de brumes. Il gisait dans la neige, malade ou blessé, je ne savais pas. Il mourait sans bruit, auréolé de la vapeur qui lui sortait encore des naseaux. Il me regardait. Pendant un moment, un vertige m’a pris, comme lorsque deux réalités se percutent par surprise et qu’un moment est nécessaire pour que toutes les données s’ajustent, qu’on se retrouve soi-même. Et tout de suite, j’ai su que je devais l’amener là. Je suis repartie en courant et revenue en la portant dans mes bras. J’avais peur qu’il ne soit trop tard. Je voulais qu’elle assiste à sa mort. J’étais émerveillée que l’occasion nous soit donnée d’assister ensemble à un spectacle d’une telle beauté. Quand elle l’a vu, elle s’est figée dans mes bras. Et elle a regardé, regardé. Ses yeux ont fixé obstinément le grand cerf couché, la neige, la buée chaude, son regard braqué sur nous, la pulsation rapide sous son poitrail. Puis il a détourné les yeux, il a cessé de nous voir et c’est comme si nous avions été effacées du paysage. Elle a juste dit :

  • Il faut y aller maintenant. Ce n’est pas notre place ici.

Il est probablement mort alors que nos pas faisaient toujours crisser la neige. Il est probablement mort, troublé par les échos de notre présence. Et c’est ce qu’elle a toujours regretté le plus. Elle m’a dit, certains soirs, que nous avons sali ce moment, comme on salit l’eau que l’on remue. Que ces moments ne gagnent rien à être vécus. Que nous pouvons très bien les imaginer et que cela suffit largement. Elle disait que la nature n’a que mépris pour les spectateurs. La nature veut que l’on participe, ou que l’on se tienne à l’écart.

Foka disait cela aussi.

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