Les autres

Je sais ce que tu penses, ma vieille grand-mère. Tu me regardes toujours comme si tu ne me reconnaissais pas. Tes regards m’insultent. Tes regards me jugent. Tu me préférais avant. Et alors ? Que veux-tu que ça me fasse ? Considère qu’elle est morte, la petite qui s’enfuyait dans son monde imaginaire. Qu’imaginais-tu ? Que j’avais envie de devenir comme toi. Seule, toujours seule. Retirée. Comme une sainte, avec cet éternel sourire de contentement lisse de ceux qui ne demandent pas plus que ce qu’ils ont. Tu l’as eue, toi, cette vie où rien d’autre ne s’est passé que la succession des saisons. Tu l’as eu, toi, ce mari et son amour émerveillé et silencieux. Tu l’as eue, toi, la force de ne jamais douter. Tu aurais bien voulu m’y enterrer avec toi. Tu te remettais à y croire, à la sorcière de la forêt et à sa petite fille. Ca ne t’aurait même pas déplu qu’ils déboulent un jour, les paysans et leurs fourches, qu’ils nous dressent un bûcher. Ca ne t’aurait pas déplu cette mort, elle convenait à ton délire.

Que serais-je devenue si je n’avais pas un jour réalisé que tu étais folle ? Quand suis-je revenue sur terre ? L’as-tu jamais su ce que j’ai souffert des autres, que j’affrontais tous les jours à l’école ? Comme j’enviais leurs jeux bêtes. Leur légèreté. Leur confiance sans fondement. Et tu me disais que je valais mille fois mieux qu’eux, que j’étais une princesse au milieu de la vulgarité. Que j’étais magique et qu’ils étaient sans intérêt. Bien sûr, je voulais le croire. Mais je ne pouvais pas tout à fait ignorer que c’était toujours moi qui étais assise à l’écart, que c’était moi qui ne riais jamais, que c’était moi qui étais incapable de parler simplement. J’avais mes secrets, mes fameux secrets. Tu disais que c’était mon trésor et qu’il valait mieux que les rires et les jeux. Mais, savais-tu combien mes secrets me paraissaient lourds et graves, et combien leurs rires et leurs jeux étaient frais et légers. Leurs visages éclairés par la joie et l’insouciance m’étreignaient le cœur. J’avais envie de les toucher, de m’emparer un peu de cette lumière qui se répandait autour d’eux. Ils me considéraient avec méfiance. Ils avaient peur de moi. Ils s’enfuyaient en hurlant quand je m’approchais d’eux. Ils disaient que je voulais les manger. Ils avaient un jour raconté à la maîtresse que je m’étais faufilée jusqu’à eux en rampant derrière les buissons et qu’ils ne s’étaient rendu compte de ma présence que parce qu’ils avaient entendu un halètement d’animal dans leur dos. Ils prétendaient que j’avais un regard méchant et les lèvres retroussées sur mes dents.

Et puis, je me souviens de ce jour-là, devant l’école. Je ne pouvais pas les quitter des yeux. J’étais subjuguée. Un garçon tenait une fille dans ses bras. Alors, de toutes mes forces, j’ai voulu être tenue ainsi. Être embrassée et caressée. De toutes mes forces, j’ai rêvé que je touchais un corps de garçon. J’ai compris à ce moment que je ne voulais plus faire peur.

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