Nos grands-mères aux doigts de sorcière

A quoi reste-t-on fidèle ?
Y a-t-il un lien de loyauté qui se déploie comme un fil rouge de notre conception à notre mort ?
Quel est le pacte initial ?
Qu’avons-nous promis au moment où se formait tout ce que nous allions devenir ?

Le souvenir de ma grand-mère veille sur moi.  Elle aiguise ses ongles. Elle me les enfoncera bientôt dans le crâne pour que j’intègre où sont les limites de la désobéissance.

Ma grand-mère balise le territoire de silence dont elle a besoin.
Nous et nos cris, nos cris d’enfants, joyeux et vindicatifs, ne passeront pas.
Les grands-mères ne se font pas dévorer par les petits-enfants.
Et si c’est le cours normal des choses, ce ne sera pas celui qu’elle suivra.
Elle, elle trace un sillon solitaire, dont elle ne nous dira rien. Elle sème ses secrets. N’en resteront que des ombres. Et il nous faudra apprendre à danser avec.

Je convoque Kenneth White. Grand-prêtre de mes indécisions littéraires.
Le dehors vaut-il vraiment mieux que le dedans ?
Pour celui qui ne jure que par ouverture et territoire, certainement.
Mais Lewis Caroll a montré qu’on pouvait aussi ouvrir l’espace du dedans.
Cependant, on n’y trouve que fantaisies et invraisemblances, parfum trouble des choses fanées dont ne subsiste que le souvenir, immatérielle matière qui se déforme comme de la fumée quand souffle le vent.
Lewis Caroll était probablement pris dans d’infectes aliénations.
Kenneth White touche la matière et se sent libre parce qu’il constate que le monde existe sans lui.

Ma grand-mère marchait à grands pas dans la campagne.
Recopiait de la poésie.
Et ne jetait rien.
Le chaos bordélique dans lequel elle vivait était son monde intérieur, projeté hors d’elle pour n’avoir pas à le supporter ruminant dans sa tête et son corps toute la journée.

Le monde intérieur est très bruyant.
C’est pour cela qu’il lui fallait du silence à l’extérieur.
Silence qu’elle protégeait en aiguisant ses ongles.
Elle a terminé chat.
Etalée, confiante et abandonnée, dans un rayon de soleil.
Griffes instantanément projetées à la seconde d’une menace dérangeante.

Il n’en fallait pas plus.
Mais il est malaisé de se contenter de si peu.
La tentation de s’inventer d’autres combats est féroce.
Passer une vie à protéger l’espace où se béatifient nos jouissances.
Ce n’est que ça.
Et c’est ce que fait le chat.

Manger est une jouissance.
Amasser dans son corps de la nourriture.
Manger c’est s’approprier le dehors.
C’est le transformer en dedans.
Manger : faire entrer le monde réel dans mon corps pour n’être pas qu’habitée par des hallucinations morbides.

Prenez et mangez le corps du Christ.
Mangez le monde, vous le deviendrez.

Quand quelque chose de mauvais entre en soi, le dedans est menacé.
Il faut savoir dire Non avec un accent de puissance pour éjecter le démon mauvais.
Il faut sécuriser.
Et nous nous asséchons.
Parce qu’il n’y a plus aucun combat à mener.
On supprime les menaces pour nous désapprendre à dire non.

Même les mères sont menaçantes.
Autrefois, on ne l’ignorait pas.
On les tenait à l’œil.
La nuit, le vent agitait les hautes cimes et cela ressemblait à un bruit de vagues.
Il arrivait que les femmes l’entendent et qu’elles changent.
Elles devenaient voraces et souhaitaient que leurs enfants n’aient jamais quitté leurs ventres.
Prises par la frénésie, de l’entassement, l’amassement.
Elles voulaient le cosmos à l’intérieur d’elles-mêmes.

Une farandole de grands-mères.
Elles se tiennent la main et sautillent en cercle.
Gracieuses comme des jeunes filles.
Elles sont toujours des jeunes filles, elles n’ont pas saisi le rythme du temps, et elles, emportées par lui.
Entre amollissement et durcissement, elles n’ont plus rien de tendre.
Mais il arrive qu’elles parviennent à l’oublier quand elles vont danser le sabbat et que le vent de minuit caresse leurs cuisses ravinées et que les poitrines tressautent dans un relâchement très désordonnées.

Qui étaient-elles autrefois ?
Délicate retenue ou impertinente vivacité, elles étaient pommelées et leurs dents étaient blanches.
Elles rêvaient sans voir à leurs côtés la farandole ricanante des grands-mères de leur temps.
Et les grands-mères, elles pensaient : nous aussi, un jour, jolies, mais on ne vous dira pas ce qui se passe de jolie à sorcière. On vous laissera découvrir comme nous l’avons découvert. Impréparées.

Ma grand-mère sautillant autrefois.
La mère de Gretel sautillant autrefois.
Gretel sautillant encore.
Moi, sautillant en ce temps-là.
Moi, aujourd’hui en train d’écrire, ne sautillant plus, mais me souvenant encore.
Moi, aujourd’hui, à cheval entre jeune fille et sorcière, l’âge d’être mère, que je ne suis pas.

Elles se transformaient.
En louves ? Ou en vent sifflant.
Elles étaient folles et libres.
Elles dansaient avec les éléments.
Les femmes qu’on empêche d’être sorcières claudiquent, meurent avant l’heure de leur mort.

Ma grand-mère claudiquait d’une chambre à l’autre.
En appelant sa fille, à voix basse et plaintive : « Claudia, Claudia… reste près de moi. »
Claudia, la fille, ma mère,  se cachait dans les bois, mais revenait toujours.
Elle, ma mère, est morte avant d’avoir à lutter contre la tentation de me rappeler dans son cercle alors que, timidement, je m’en éloignais pour un au-delà d’où serait banni le féminin.
Le féminin est un territoire d’effroi dont tous ont peur, même les femmes, surtout les femmes en ces temps de féminisme.
Le féminin est un ventre qui gargouille et qui digère. Toute forme y est dissoute.

La mère de Hansel et Gretel.
Un matin.
Immobile devant le portillon de la maison.
La tête remplie du bruit de vague que fait le vent dans les hautes cimes.
La mauvaiseté qui monte.
Il y a du plaisir dans la méchanceté.
Elle sent venir cela.
Mais elle ne pense pas à dire Non.
Elle se laisse aller à succomber.
Elle sait qu’il y a cette autre-là, qui chante pour elle, au cœur de la forêt.
Qui dit : « J’ai faim. Je mangerais bien des enfants. »
Et la mère qui se prend à songer : « Qu’elle mange les miens, qu’ils ne me mangent plus moi. »

La mère entre dans la maison.
Elle s’assied sur le banc de la cuisine.
Elle ne bouge pas.
Son corps est couvert de vers qui ont la tête de ses enfants.
La mère, brusquement, se lève.
Il y a trop de choses ici.
Elle veut qu’il n’y ait plus rien.
Elle jette tout.
Et la nourriture aussi.
Le soir, quand ils rentrent, l’homme et les enfants, elle dit : « Il n’y a plus rien à manger à la maison. »
Et l’homme s’affaisse. Sans le savoir, il avait toujours craint cela, qui est en train de se passer.
Et une ombre noire survole les enfants.
La petite fille l’ignore.
Le garçon se trouble.
Il perd son enfance.
Il vient de rencontrer l’inquiétude.
A ce moment-là, il devient poète.
La mère les toise du regard, tous.
Enfin, elle a retrouvé sa parole de pouvoir.
Je ne vous nourrirai plus.

Elle avait oublié ce plaisir-là : dire NON.
Elle leur dit Non, parce que c’était le plus difficile à faire.
Et à présent, elle est rassurée : elle est capable de ça.
Elle n’est plus prisonnière de ceux qui l’aiment.
Elle n’est pas prisonnière de ceux qu’elle aime.

Catherine Pierloz, écrit à Orval_janvier 2014