Allons-y donc…
Approchez, aujourd’hui, pour l’ingénuité de votre regard : « Cassandre nue. »
Elle se terre, crache et feule comme un chat. Je l’attraperai par les cheveux, la tirerai jusqu’à vous et d’un coup de dent je lui déchirerai la robe.
Appréciez la beauté du son d’une étoffe trois fois millénaire déchirée.
De toute façon, je la dominerai de toute ma contemporanéité, un pied ferme sur le buste, je lui interdirai tout débattement.
Ne craignez rien, en elle rien de la fragilité de l’antique poterie, rien d’argileux qui s’effrite, elle a connu d’autres violences et on ne décèle en elle rien d’altéré.
Elle se dérobe, la sauvage.
Méprise ma patience.
C’est fini, ce jeu de capricieuse princesse qui décide de qui peut l’approcher, et quand et pourquoi et à quelles conditions.
Je n’ai rien vécu peut-être, mais j’ai des crocs et des serres les jours d’épuisement.
La fatigue m’enlève toute indulgence, je me lasse des parades d’approche, la brute en moi a le regard torve, elle veut bien jouer le jeu de la timidité de qui se sent inconvenant en terre policée, mais là, je rugis et ne laisse aucune place au refus.
Ne crois pas que je veuille t’humilier, Cassandre, mais j’en ai assez d’attendre sagement.
Je veux savoir de quoi tu es faite.
Sois mutique, autant que tu veux.
Je veux juste connaître ta pesanteur, ta densité, le rythme de tes pas, la texture de ta peau, le geste que tu as pour relever les cheveux, voir ton visage grimacer à cause de l’éblouissement du soleil.
Comment ta grâce un peu hautaine se décline-t-elle quand tu entres nue dans le bain des femmes ?J’ai vu une danseuse un jour, sur la scène d’un théâtre. Ils étaient plusieurs, six ou sept, ils dansaient sur l’intransigeante régularité d’une fugue de Bach.
Je ne voyais qu’elle, un corps d’une densité hypnotique. Des longs bras massifs, des jambes comme des futs de colonne. Et ses pieds… Des pieds palmes déployés sur la scène. Tous ses gestes en retard sur ceux des autres danseurs. La source de ses mouvements semblait plus lointaine, et l’élan devait emporter un corps plus lourd dans ses envolées.
C’était un corps vague, de la lourdeur à l’apesanteur, chaque geste retombé comme une écume épuisée. Rien n’était joli. Tout était complet.
Elle dansait comme si elle ratissait le ciel. Comme certains peintres projettent tout leur corps sur la toile, regard fixe et dérangé par des visions n’appartenant qu’à eux.
Je pense à cette danseuse quand je vois Cassandre se relever devant moi, à genoux d’abord, buste redressé, puis un pied posé, la jambe qui se tend. Dressée devant moi. Bien plus grande, plus large.
Une race plus ancienne.
Un corps solide qui puisse être traversé par un Dieu sans se briser.
Elle ressemble aussi à cet éléphant, que j’ai vu s’éloigner dans la savane depuis le plateau de Sinnamatella. Cette tranquillité indifférente qui va son pas, solitaire et royale.
Elle se met à marcher.
Elle s’éloigne de moi.
Je cours derrière toi, tes pas sont longs, deux fois plus que les miens.
Je ne t’ai pas rendu ta robe déchirée.
Cela ne change rien à ta tranquille absence.
Tu marches comme un animal. Nue comme un animal.
Tu traverses la plage de galets.
Tu vas au-devant de la mer.
Tu t’accroupis, jambes dans l’eau et ton dos, épine dorsale saillante, ressemble à celui d’une lionne.
La mer a un rire d’ogresse.
Elle est heureuse de toi, là, à ses pieds.
Tu balances ta tête dans les vagues et la rejettes en arrière. Envolée des cheveux qui retombent dégoulinants dans ton dos.
Je suis derrière toi.
Tu regardes la mer, tu as l’attitude apaisée et sérieuse des enfants quand ils contemplent, solitaires, un soleil couchant.
Et l’air de rien, tu me laisses voir quelque chose.
Tu me laisses voir ta manière rude, ta façon d’autrefois d’attraper les poissons dans les eaux rapides des montagnes. Ta rage concentrée à les attraper à deux mains, tes muscles tendus lorsque tu retenais la bête luisante, et ton impatience parfois, quand tu craignais qu’elle ne t’échappe, la violence alors avec laquelle tu frappais l’animal contre la pierre pour l’achever.
Tu me laisses voir ton visage crispé par l’effort quand tu courais derrière les chevaux libérés. Tes jambes brunes et fortes. Rapides. Et tes pleurs de déception coléreuse quand ils disparaissaient à l’horizon, définitivement hors de portée.
Tu me laisses voir ta curiosité quand tes frères couraient nus dans les appartements de la mère. Cet ébahissement fasciné, toujours renouvelé, qui te figeait sur place.
Et aussi tu me montres les premières fois où c’est arrivé. Arc-boutée soudain comme si frappée à l’estomac, le visage en avant, bouche et yeux ronds, happée par le choc.
Puis tu te tournes vers moi, toi, là, encore accroupie dans la mer, tu te retournes et pour la première fois tu me regardes.
Il faudra bien que ce moment arrive, où je viendrai me coucher contre toi, à côté de toi, à moitié dans l’eau, à moitié sur les galets.
Je vais rentrer chez moi.
J’emmènerai la silhouette de papier calque, la mienne, devenue la tienne.
Je la poserai par terre, dans ma chambre.
Et je viendrai me coucher contre toi, à côté.
Je me laisserai avoir peur.
Comme lorsque j’étais couchée dans le noir, des pas autour de moi, un corps agenouillé puis la pression de doigts légers sur mon bras.
Je ne ferai pas semblant que ça ne me fait rien.
Je ne chercherai pas à dompter mon corps pour qu’il ne révèle rien.
Je n’aurai pas honte de ce dénuement.
Ça fera partie de la rencontre, plus rempart, mais couleur d’eau qui permet le mélange et l’effacement.
Peut-être alors arriverais-je à te laisser être toi, sans te prendre à bras le corps, te forcer, te violenter.
La mer montera autour de nous, vague après vague.
Des jambes jusqu’au cou.
La mer nous emportera.
Nous flotterons longtemps.
Je laisserai les flots me traverser avec le manque d’intention d’une méduse.
Tu seras là, pas loin, je t’imagine volontiers calamar géante, mais ce sera peut-être tout autre chose.
Et flottante sur le dos, molle dans l’immensité, les yeux fermés, je laisserai des phrases monter qui ne seront que l’écho de ta voix.
©CatherinePierloz2014