Arno Geiger – Le vieux roi en son exil

L’impression torturante de n’être pas à la maison fait partie de la maladie. Je me figure qu’une personne atteinte de démence a perdu, en raison de son délabrement intérieur, le sentiment d’être en sécurité, et qu’elle éprouve la nostalgie d’un endroit où celle-ci lui serait rendue. Mais comme cette sensation de confusion ne s’estompe pas, même dans les lieux les plus familiers, vous n’êtes plus chez vous même dans votre propre lit. (p.16)

Et il me fallut bien des années de plus pour saisir qu’il y a quelque chose de profondément humain dans le désir de rentrer chez soi. Mon père accomplissait spontanément ce que l’humanité avait accompli : en guise de remède à une vie effrayante et indéchiffrable, il avait désigné un lieu où il lui serait possible d’être en sécurité, pourvu qu’il l’atteignît. Mon père appelait lieu de réconfort le chez soi , le croyant l’appelle royaume céleste.

Là où l’on est chez soi vivent des gens qui vous sont familiers et parlent une langue compréhensible. Ce qu’écrivit Ovide dans son exil – que le pays est là où l’on comprend ta langue – s’appliquait à mon père dans un sens non moins existentiel. Comme ses tentatives de suivre des conversations échouaient de plus en plus souvent, et qu’il ne parvenait pas davantage à déchiffrer les visages, il se sentait comme en exil. Ceux qui parlaient, même ses frères et soeurs et ses enfants, lui étaient des étrangers, parce que ce qu’ils disaient le jetait dans le trouble et était inquiétait, inhospitalier.Il eut tôt fait d’en conclure qu’il était impossible que cet ici fut son chez-soi. Et de vouloir, par conséquent rentrer à la maison, convaincu que la vie reprendrait alors comme avant. (p. 56)

L’impression torturante de n’être pas à la maison fait partie de la maladie. Je me figure qu’une personne atteinte de démence a perdu, en raison de son délabrement intérieur, le sentiment d’être en sécurité, et qu’elle éprouve la nostalgie d’un endroit où celle-ci lui serait rendue. Mais comme cette sensation de confusion ne s’estompe pas, même dans les lieux les plus familiers, vous n’êtes plus chez vous même dans votre propre lit.

Pour reprendre les mots de Marcel Proust, les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. En pareil cas changer de lieu n’apporte aucune amélioration, une distraction tout au plus, et que nous offrirait aussi bien, sinon mieux, la chanson. Il est plus amusant de chanter, les personnes démentes chantent volontiers. La chanson est une émotion, un chez-soi au-delà du monde tangible.

Ce sont les soirs qui me donnent un avant-goût de ce que le matin ne tardera pas à nous offrir. Car avec l’obscurité vient la peur. Alors mon père déambule sans trêve ni repos comme un vieux roi en son exil.

A nous autres, les bien portants, la maladie d’Alzheimer ouvre les yeux, nous montre combien les facultés qui nous sont nécessaires pour maîtriser le quotidien sont complexes. En même temps Alzheimer est un symbole de l’état de notre société. Nous ne nous y retrouvons plus, le savoir disponible est immense, des innovations perpétuelles nous désorientent et nous font craindre l’avenir. Parler d’Alzheimer, c’est parler de la maladie du siècle. Il se trouve que la maladie de mon père est symptomatique de cette évolution. Il se trouve que la vie de mon père est symptomatique de cette évolution. Sa vie commença son cours à une époque où les piliers étaient nombreux et solides (famille, religion, structures de pouvoir, idéologies, rôles dévolus à chaque sexe, patrie) et déboucha dans la maladie lorsque la société occidentale se trouvait déjà, tous piliers effondrés, dans un champ de ruines.

Au vu de cette découverte, qui se fit en moi au fil des années, il n’y a rien d’étonnant à ce que je me sois senti de plus en plus solidaire de mon père. (p.57)

Mon père avait bâti la maison de sa propre initiative, selon son idée. Depuis les années soixante-dix, il n’avait eu de cesse d’y apporter des modifications et des ajouts. Qu’en dire? Ces maisons-là ont toujours quelque chose d’autoportraits indirects. (p. 151)

Les lieux dont nous avons profité, d’autres en profiteront. Les routes où nous avons roulé, d’autres y rouleront. L’endroit où mon père a bâti une maison, d’autres hommes l’habiteront. L’histoire que je raconte, quelqu’un la poursuivra. (p. 173)

– Tu as toujours aimé l’aventure. Moi pas.

– Qu’est-ce que tu aimais?

– Rentrer chez moi.

(p. 175)

Celui qui sait attendre, il sera roi.

(p. 180)

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