Avec toi j’étais ailleurs, en un lieu étranger; étranger à moi-même. Tu m’offrais l’accès à une dimension d’altérité supplémentaire, à moi qui ai toujours rejeté toute identité et ajouté les unes aux autres des identités dont aucune n’était la mienne.
Nous avions beau être profondément dissemblables, je n’en sentais pas moins que quelque chose de fondamental nous était commun, une sorte de blessure originaire – tout à l’heure je parlais d'”expérience fondatrice” : l’expérience de l’insécurité. La nature de celle-ci n’était pas la même chez toi et chez moi. Peu importe : pour toi comme pour moi elle signifiait que nous n’avions pas dans le monde une place assurée. Nous n’aurons que celle que nous nous ferions. Nous avions à assumer notre autonomie et je découvrirai par la suite que tu y étais mieux préparée que moi.
Une notation de Kafka dans son journal peut résumer mon état d’esprit d’alors : “Mon amour de toi ne s’aime pas”. Je ne m’aimais pas de t’aimer.
Il faut accepter d’être fini : d’être ici et nulle part ailleurs, de faire ça et pas autre chose, maintenant et non jamais ou toujours (…) d’avoir cette vie seulement.
Nous avions besoin de créer ensemble, l’un par l’autre, la place qui nous a été originellement déniée. Mais pour cela il fallait que notre amour soit aussi un pacte de vie. Je n’ai jamais formulé cela aussi clairement. Je le savais au fond de moi. Je sentais que tu le savais. Mais la route a été longue pour que ces évidences vécues se fraient un chemin dans ma façon de penser et d’agir.
Avec toi je pouvais mettre ma réalité en vacances. Tu étais le complément de l’irréalisation du réel.