Antonio Lobo Antunes – Mémoire d’éléphant

Je mens et elle sait que je mens et que je sais qu’elle sait que je mens et elle l’accepte sans colère ni sarcasme, constata le médecin. De loin en loin, nous avons la chance de tomber sur une personne comme elle, qui nous aime non pas malgré nos défauts mais avec eux, d’un amour impitoyable et fraternel, pureté de cristal de roche, aurore de mai, vermillon de Vélasquez. (p.33)

… et jusqu’à quel point la certitude que la révolution se fait avant tout à l’intérieur de soi-même ne sert-elle pas d’excuse, d’autoviatique pour continuer à capituler? (p.52)

Et, se rappela-t-il, pour échapper au danger imminent des larmes, imaginer que les cheveux des infantes de pierre poussaient à l’intérieur de leurs crânes en nattes poussiéreuses, et qu’il avait écrit cela dans l’un des cahiers de poèmes qu’il détruisait périodiquement, comme certains oiseaux mangent leurs enfants avec une cruauté dégoûtée. (p.66)

Nous ne partageons que le goût du silence et nous nous regardons comme des étrangers séparés par une distance impossible à abolir, que penses-tu en fait de moi, de mon désir informulé de retourner dans ton utérus pour un long sommeil minéral sans rêves, pause de pierre dans cette course qui m’épouvante et dont j’ai l’impression qu’elle m’est imposée de l’extérieur, galop frénétique de l’angoisse vers le repos qui n’existe pas. (p.78)

Je ne sais pas ou je sais, c’est selon, je crois que j’ai un peu peur de l’amour que les autres ont pour moi et que j’ai, moi, pour eux et j’ai peur de vivre cela jusqu’à la fin, totalement, de me livrer aux choses et de lutter pour elles tant que j’en aurai la force et, quand je n’en aurai plus la force, de trouver encore plus de force pour continuer le combat. (p.156)

Des malabars sont en train de tabasser un pauvre aveugle invalide, se plaignit-il en forçant le sourire. C’est plutôt l’inverse : le pauvre aveugle invalide, qui n’est ni aveugle ni invalide, tente d’embobiner les malabars et de s’embobiner lui-même pour continuer à profiter du fait d’être aveugle et invalide, répondit vivement la fille mélancolique des angines. Le chant de sirène de votre autocompassion ne nous impressionne pas, et si vous aimez vous faire enculer l’âme, cela vous regarde, mais ne nous obligez pas à assister au spectacle. (p.159)

Il y avait peu de voitures sur la route et le psychiatre conduisait lentement, du côté droit de la chaussée, collé au trottoir, depuis que, un matin de la semaine précédente, une mouette égarée s’était abattue sur son pare-brise dans un bruit mou de plumes, et que le médecin l’avait vue, derrière lui, agiter sur l’asphalte l’agonie de ses ailes. La voiture qui le suivait s’était arrêtée près de l’animal, et lui, tout en s’éloignant, avait remarqué dans son rétroviseur que le conducteur était descendu et s’était dirigé vers le petit monticule blanc bien net sur le goudron, qui diminuait à mesure que croissait la distance. Une vague de culpabilité et de honte qu’il ne réussissait pas à expliquer (culpabilité de quoi? honte de quoi?) l’envahit de l’estomac jusqu’à la bouche dans un reflux d’aigreur, et il pensa, sans raison apparente, à une phrase sévère de Tchekhov : “Offre des hommes aux hommes, ne leur offre pas toi-même”; ensuite le psychiatre se souvint de La Mouette et de la profonde impression que la lecture de la pièce lui avait causée, des personnages apparemment suaves, à la dérive dans un décor apparemment suave et gai (Tchekhov se considérait sincèrement comme un auteur de comédie), mais chargé de la terrifiante angoisse de la vie que seul peut-être Fitzgerald avait su plus tard retrouver et qui surgit, par moments, dans le saxophone de Charlie Parker, nous crucifiant tout à coup en un solo désespéré qui résume toute l’innocence et la souffrance du monde dans le souffle lancinant d’une note. (p.179)

Aurai-je grandi, suis-je réellement parvenu à grandir, se demanda le psychiatre en répondant du genou à la pression de la hanche de la femme au léopard synthétique dont la paupière l’évaluait de biais, lentement, prudemment, ai-je vraiment grandi ou suis-je resté un gamin craintif accroupi dans le salon parmi des adultes gigantesques qui m’accusent, me fixent en silence avec une hostilité horrible, ou toussotent légèrement, derrière deux doigts, leur réprobation résignée? Donnez-moi du temps, demanda-t-il à cette assemblée d’idoles de l’île de Pâques qui le poursuivait d’un amour férocement déçu, donnez-moi du temps et je serai exactement ce que vous désirez comme vous le désirez, bien élevé, responsable, adulte, serviable, sympathique, empaillé, méticuleusement ambitieux, sinistrement joyeux, ténébreusement dégourdi et définitivement mort, donnez-moi du temps. (p.190)

salve, ma vieille, traversons ensemble ces ténèbres car on ne peut en sortir que par le fond comme nous l’a enseigné Pavia avant d’enlacer son train, on ne peut en sortir que par le fond et peut-être qu’en nous soutenant mutuellement nous y arriverons, aveugles de Bruegel qui tâtonnent, toi et moi, dans ce couloir rempli des peurs de l’enfance et des loups qui peuplent l’insomnie de menaces. (p. 203)

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