Don Juan de la Manche – Robert Menasse

visuel_don_juan-168x264En bref, Nathan, si vous décrivez votre vie comme une vie à la frontière, la première question qui se pose, la plus importante, c’est : de quel côté de la frontière vous trouvez-vous? Je vous ai dit de penser aux limites de l’espace Schengen. Êtes-vous du côté où on a peur de ce qui vient de l’autre côté, de qui veut pénétrer, et des sombres menaces que représentent l’énergie, l’avidité, la violence; êtes-vous donc quelqu’un qui se planque? Ou êtes-vous de l’autre côté, voulez-vous passer, pénétrer, parce que vous imaginez là-bas la lumière, la Terre Promise, au point que vous risqueriez votre vie pour y parvenir? Votre problème est-il donc la peur d’autre chose, ou l’attente exaltée d’autre chose? (p.87)

Digression : des milliers de personnes à travers le monde s’occupent des différents aspects de l’enfance. Elles écrivent des livres, elles analysent et elles thérapeutisent. Mais personne n’a encore identifié le problème fondamental, à savoir que l’enfance est une impasse. L’enfant n’apprend rien d’autre qu’à être un enfant. Il apprend de manière conservatrice à être un gentil enfant, ou il apprend de manière progressiste à être un enfant libre, un enfant déchaîné. Mais un enfant. Tout à coup il est adulte. Biologiquement. Mais dans sa tête? Un enfant. Psychiquement? Un hermaphrodite. Toute l’enfance est une formation pour devenir un enfant parfait, à la fin de l’enfance on est libéré de cette formation et, en tant qu’enfant formé, on ne doit plus être un enfant. Comme si, après des années d’entraînement intensif au football, on obtenait une licence de bobsleigh. Et qu’on allait directement sur la glace. J’ai peur! Pourquoi? Tu es pourtant adulte! (p.21)

Vous savez ce qui est étrange, Hannah? Je me demande parfois si ce que je vous raconte ou ce que j’écris pour vous intéresse quelqu’un. Je veux dire que je vous paye pour ça, mais est-ce que cela intéresserait quelqu’un d’autre? Pourquoi souhaité-je que ce soit intéressant? N’est-ce pas un syndrome petit-bourgeois de croire que tout ce qu’on est, comment on est et la raison pour laquelle on est comme ça, est d’une certaine façon exemplaire? Que c’est comme ça et que même dans l’échec on est typique? Ce qui m’intéresse, a dit Hannah, c’est de savoir si vous avez aussi une mère. Ou votre père vous a-t-il enfanté tout seul en se masturbant sur le tapis de cartes? (p. 23)

J’ai dit : Tu veux danser avec moi. Je l’ai crié. Elle m’a regardé de haut en bas et de bas en haut, seules ses pupilles bougeaient, puis elle a juste dit : Non. Depuis ce jour, je sais que l’âme n’a pas de siège. C’est une boule de flipper. Elle cogne contre notre genou, clique contre nos testicules, se heurte à notre tympan, touche notre cœur, s’enroule autour de notre cou, percute notre cerveau et tombe dans un trou. (p.28)

Je n’avais pas d’arrière-pensées stratégiques en choisissant ce film. C’était Fellini qui nous intéressait, à la rigueur aussi Donald Sutherland, mais pas Casanova. Et pendant le film je n’ai même pas pensé qu’il pouvait exciter Helga et favoriser sa décision de coucher enfin avec moi. Ce film était pour moi une étude historique sur la montée en puissance des relations bourgeoises au sein de la société féodale. Le concept bourgeois de performance était incomparablement plus excitant que la revendication féodale du plaisir, qui ne provenait que d’une naissance privilégiée et aboutissait nécessairement à l’ennui. Le comportement sexuel de Casanova annonçait déjà la discipline industrielle, jusqu’au taylorisme, et par là même la victoire économique définitive de la bourgeoisie sur les anciennes méthodes de production. En sortant du cinéma, lorsque j’ai demandé à Helga où on pouvait aller, j’étais prêt à entrer dans un café pour lui faire une conférence sur le sujet. Je veux bien aller chez toi, a-t-elle dit. (p.31)

D’accord, ai-je dit, Monterosso. C’est là que Ferry Radax avait tourné son film Sonne halt! qui passait déjà pour un classique de l’avant-garde autrichienne. Vu quelques semaines plus tôt lors d’une rétrospective Radax au Musée du film. Des rétrospectives consacrées à de jeunes réalisateurs, ça n’existait qu’en Autriche. D’un autre côté, Radax était le jeune réalisateur le plus vieux du monde. Le film ne montrait rien d’autre que le poète autrichien Konrad Bayer jouant du banjo devant la mer sur une terrasse de Monterosso et chantant : “Dors, mon enfant, dors, tu es un vilain enfants, tu casses toutes les poupées et quand elles sont mortes tu ne les répares même pas.” Indéfiniment. Le soleil s’apprête à se coucher, Konrad Bayer pose son banjo, prend un fusil en disant “Halte au soleil!”, tire – et le film se fige dans un arrêt sur image : le soleil cloué au ciel par la balle. (p. 54)

J’avais en tous cas appris une chose. On ne peut pas être quelqu’un sans quelqu’un d’autre. Or je voulais être seul. Je ne ressentais pas cela comme une contradiction. Je voulais à nouveau pouvoir être tranquillement parmi les gens. Seul. La question était juste de savoir comment sortir de ce mariage sans être coupable. (p.55)

Tu m’inquiètes, Nathan. Je te le dis en ami. Ça fait longtemps qu’on se connaît. Je crois qu’à la longue je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Quelle mauvaise tête! D’accord, tu es peut-être devenu un peu plus subtil. Tu ne brandis plus les poings, tu ne tapes plus du poing sur la table. Tu ne chies plus sur le pupitre du professeur, ni au propre ni au figuré. Et pourtant tu crois toujours que tu dois faire de la résistance en permanence, que tu dois tout de suite te défendre, que tu dois toujours être prêt à soupçonner, que tu dois défendre tes vieilles conquêtes contre un avenir qui n’est pas celui dont tu as rêvé. Tu le fais désormais, comme je le disais, de façon très subtile. Tu fais obstruction en prétextant la fatigue, tu fais de la résistance en maintenant une routine dépassée, tu critiques en affichant une léthargie démonstrative. Ton cynisme et tes calembours garantissent en outre une bonne ambiance – qui, si on y regarde de plus près, est toujours une anti-ambiance, une opposition atmosphérique à tout. (p. 95)

Être adulte signifie prendre le pouvoir. Avoir le droit et aussi certaines possibilités d’organiser notre vie sociale pour qu’elle nous corresponde. (p.157)

En tous cas, la vérité n’est pas intéressante. Ce qui nous intéresse, c’est la réalité. Tu me suis? (p. 170)

Celui qui désire ne peut jamais être satisfait. Avait dit Piroska. Ou bien était-ce Hannah qui l’a dit? La satisfaction serait la mort du désir. Rien ni personne ne veut mourir. Le désir non plus. Il se défend. Ce qui se joue au lit, c’est l’agonie du désir, sa rébellion, l’euphorie, mais non pas sa fin, plutôt la victoire de la thérapie psychique intensive. C’est elle qui a vaincu le danger : la satisfaction gît à côté dans un bain de sang. Ce que nous prenons pour de la satisfaction n’est que de l’épuisement corporel. (p. 181)

La Knochenfabrik se trouvait en bordure de la commune de Gross-Schweinkreutz, où j’avais ma maison de campagne. On m’a raconté (je ne sais pas si c’est vrai, je n’ai jamais vérifié) que cette usine avait été construite en 1944 pour y traiter les ossements des juifs, forçats et résistants tués, mais non brûlés. Pour les transformer en engrais, en nourriture pour animaux, en bouillon cubes ou autre, je ne sais pas, on a raconté diverses histoires. Mais ça a été le chaos, puis la fin de la guerre, avant même que l’usine puisse entrer en activité, c’est pourquoi après 1945, une fois terminée, elle n’a fait que se délabrer. Les décennies passaient et on ne la rasait pas, on ne la faisait pas disparaître, elle était là, neuve, inutilisée, vieille enfin, une ruine qu’on appelait dans le langage populaire “l’usine d’ossements”. Sur le plan esthétique, c’était quelque chose d’intermédiaire entre l’architecture industrielle de la fin du XIXème siècle, le pathos d’Albert Speer et les châteaux hantés d’Écosse – et c’était assez inquiétant. Dans les années quatre-vingt-dix, à l’époque où j’ai acheté une maison ici, on a installé une discothèque sur le terrain de l’usine. J’y suis allé un vendredi soir. J’avais encore l’ambition d’explorer les environs de l’endroit où je vivais. Non seulement je ne me sentais pas trop vieux, mais je ne me sentais pas encore vieux du tout. C’était ennuyeux. L’éternel Voom-Voom. Je suis sorti prendre l’air. Je voyais plein de petits couples sortir de la discothèque et se balader vers “l’usine d’ossements”, s’y faufiler à travers le portail délabré. J’étais curieux et suis entré à mon tour, les couples se bécotaient et se tripotaient avec une fougue un peu forcée, c’était touchant. Séance de pelotages à la chaîne dans l’usine. J’étais tout seul, je n’avais plus dix-sept ans, je déparais désagréablement. C’est qui ce papy? Qu’est-ce qu’il veut? Casse-toi, papy! J’étais jaloux de leur innocence. Aucune femme ne m’avait jamais rendu aussi jaloux. Il y a deux ans, lorsqu’il a été question de raser l’usine d’ossements, la section locale des Jeunesse socialistes a protesté. Elle a réuni des signatures. J’ai signé. Un petit bâtiment appartenant à l’usine, mais séparé, a été aménagé pour moitié en Maison des Jeunes et pour l’autre moitié un Centre de réflexion sur l’usine des ossements. A l’emplacement de l’usine, on a construit un centre commercial qui s’appelle le “Paradis shopping”. (p. 185)

Ces auteurs savaient magnifiquement écrire, décrire, raconter. Mais quand un personnage tombait amoureux, la langue devenait une marchandise de masse et il ne restait plus que le mensonge nu. “Baiser”, “régaler quelqu’un”, “tirer un coup” – ce vocabulaire ne décrit pas la façon dont nous jouissons mais se contente de répéter les signaux linguistiques que le plaisir est censé réveiller en nous. Bizarre que d’aussi grands auteurs se modèlent sur les plus beaux exemples de la littérature pour la description d’un paysage, et sur des illustrés à deux balles pour décrire la sexualité. Le plus terrible, c’est que je croyais que ces auteurs avaient réellement vécu ainsi les aventures amoureuses qu’ils racontaient. C’est pourquoi ils ne savent même pas à quel point ils mentent. Ensuite, j’ai lu un polar américain, In the cut de Susanna Moore. L’étiquette de la librairie de la gare collait encore au dos du livre. Tout à coup, cette phrase : “L’une des choses qui m’intéressent dans la sexualité c’est le fait qu’elle représente un complot de mythes organisés.” Une phrase pareille dans un polar! Je ne sais pas si je l’ai comprise, mais soudain j’ai regretté que Philip Roth ne soit plus capable de telles phrases et que Walser ne l’ait jamais été. (p. 185-186)

Digression : en lisant Un homme de Phillip Roth, je m’étais énervé qu’il écrive à propos d’une femme : “Elle ressemblait à Eleanor Roosevelt.” Point. L’impérialisme se manifeste dans les moindres détails. Un écrivain nord-américain peut s’épargner la description d’un femme si elle ressemble à Eleanor Roosevelt. Tout le monde doit savoir à quoi ressemblait l’épouse d’un ex-président des États-Unis. Le pire, c’est qu’on le sait effectivement, ou du moins on en a une idée approximative. Mais déjà les Sud-Américains ne peuvent pas faire ça. “Elle ressemblait à Darcy Lima Sarmanho, la femme de Getulio Vargas.” Quant à cette phrase, personne ne la laisserait passer : “Elle ressemblait à Herma Kirschschläger.” Point. (p.188)

En tous cas, le fait qu’il ait dormi dans le lit de sa mère jusqu’à l’âge de dix-sept ans n’avait rien de désagréable ou de problématique pour lui – si seulement cela n’avait pas eu les conséquences dont il souffrait, mais de manière indolore. Tout au plus était-il contrarié par le fait que cette situation problématique dans laquelle il s’était trouvé enfant, puis adolescent, continuât d’avoir des effets aussi simples. Le rapport entre la cause et l’effet lui semblait trop primitif, non pas faux mais seulement trop primitif, de sorte qu’il n’attendait d’une analyse plus détaillée qu’une familiarité plus précise avec ce primitivisme, une insupportable familiarité avec le simplisme. (p. 193)

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AVIS RAPIDe

Déambulation sur les causes (fragmentaires et disparates) de la médiocrité érotique arrivé à un âge mûr. Comment en arrive-t-on à tant malmener les espoirs du désir.
Un ton à la Kundera. Beaucoup de phrases marquantes. De moments parfaitement esquissés, avec une gaieté désespérée ou un désespoir gai, très MittelEuropa.
L’air de ne pas y toucher, l’auteur propose quand même quelque chose qui dépasse le constat. A chacun de voir! Habile!

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