L’immensité intime
Par le simple souvenir, loin des immensités de la mer et de la plaine, nous pouvons, dans la méditation, renouveler en nous-mêmes les résonances de cette contemplation de la grandeur.
En fait, la rêverie est un état entièrement constitué dès l’instant initial. On ne la voit guère commencer et cependant elle commence toujours de la même manière. Elle fuit l’objet proche et tout de suite elle est loin, ailleurs, dans l’espace de l’ailleurs.
L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie refrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. L’immensité est un des caractères dynamiques de la rêverie tranquille.
La forêt pieuse est brisée, fermée, serrée, resserrée. Elle amasse sur place son infinité.
La forêt est un avant-moi, un avant-nous.
Mais la forêt règne dans l’antécédent. Dans tel bois que je sais, mon grand-père s’est perdu.
“Quand tu te sentais seul et abandonné devant la mer, songe quelle devait être la solitude des eaux, dans la nuit, et la solitude de la nuit dans l’univers sans fin!” (Milosz, L’initiation amoureuse). (…) faisant du monde et de l’homme deux créatures conjointes paradoxalement unies dans le dialogue de leur solitude.
L’âme lyrique fait des enjambées vastes comme des synthèses; l’esprit du romancier se délecte dans l’analyse.
L’immensité du côté de l’intime est une intensité, une intensité d’être, l’intensité d’un être qui se développe dans une vaste perspective d’immensité intime.
(…) bien sentir la dilatation progressive de la rêverie jusqu’au point suprême où l’immensité née intimement dans un sentiment d’extase dissout et absorbe, en quelque manière, le monde sensible.
A notre avis, pour Baudelaire, le mot vaste est une valeur vocale. C’est un mot prononcé.. (…) il a une action poétique, une action de poésie vocale. C’est une puissance de la parole. (…) Le mot vaste est alors un vocable de la respiration. (…) Et toujours, en effet, chez Baudelaire, le mot vaste appelle un calme, une paix, une sérénité. (…) Il nous apporte l’écho des chambres secrètes de notre être. (…) Il faut que le mot vaste règne sur le silence paisible de l’être.
(…) les points de sensibilité extrême où les phénomènes phonétiques et les phénomènes de logos viennent, quand le langage a toute sa noblesse, s’harmoniser. Mais quelle lenteur de méditation il faudrait savoir acquérir pour que nous vivions la poésie intérieure du mot, l’immensité intérieure d’un mot. Tous les grands mots, tous les mots appelés à al grandeur par un poète sont des clefs d’univers, du double univers du Cosmos et des profondeurs de l’âme humaine.
L'espace, hors de nous, gagne et traduit les choses:Si tu veux réussir l'existence d'un arbre,Investis-le d'espace interne, cet espaceQui a son être en toi. Cerne-le de contraintes.Il est sans borne, et ne devient vraiment un arbreQue s'il s'ordonne au sein de ton renoncement. Rilke, Poème de juin 1924
Comme dit Philippe Diolé, voyageur plein de songes, il faut vivre le désert “tel qu’il se reflète à l’intérieure de l’errant”. Et Diolé nous appelle à une méditation où nous saurions – synthèse des contraires – vivre une concentration de l’errance. Pour Diolé, “ces montagnes en lambeaux, ces sables et ces fleuves morts, ces pierres et ce dur soleil”, tout cet univers qui a le signe du désert est “annexé à l’espace du dedans”.
Par ses expériences de plongée, Diolé est entré vraiment dans le volume de l’eau. Et quand on vit, avec Diolé, (…) cette conquête de l’intimité de l’eau, on en vient à connaître dans cet espace-substance un espace à une dimension. Une substance, une dimension. Et l’on est si loin de la terre, de la vie terrestre, que cette dimension de l’eau porte le signe de l’illimité. (…) je ne m’imaginais pas que l’illimité était si aisément à notre portée. il suffit de rêver à la pure profondeur, à la profondeur qui n’a pas besoin de mesure pour être.
Diolé sait que toute nouvelle cosmicité renouvelle notre être intérieur et tout nouveau cosmos est ouvert quand on se libère des liens d’une sensibilité antérieure. Diolé nous dit qu’il a voulu “parachever au Désert l’opération magique qui, dans l’eau profonde, permet au plongeur de délier les liens ordinaires du temps et de l’espace et de faire coïncider la vie avec un obscur poème intérieur”. (…) “Descendre dans l’eau ou erreur au désert, c’est changer d’espace”, et en changeant d’espace, en quittant l’espace des sensibilités usuelles, on entre en communication avec un espace psychiquement novateur. (…) On ne change pas de place, on change de nature.
Oui, vraiment, un tel regard, chez la bête de la peur, est l’instant sacré de la contemplation.
La dialectique du dehors et du dedans
“Les géographies solennelles des limites humaines…” (Paul Eluard, Les yeux fertiles)
“Car nous sommes où nous ne sommes pas.” (Pierre-Jean Jouve, Lyrique)
Bien des métaphysiques demanderaient une cartographie.
La métaphysique doit être résolument discursive. Elle doit se méfier des privilèges d’évidence qui appartiennent aux intuitions géométriques.
La dialectique du dehors et du dedans est appuyée sur un géométrisme renforcé où les limites sont des barrières. Il faut que nous soyons libres à l’égard de toute intuition définitive.
La peur est ici l’être même. Alors où fuir, où se réfugier? Dans quel dehors pourrait-on fuir? dans quel asile pourrait-on se réfugier? L’espace n’est qu’un “horrible en dehors-en dedans”.
A cause même d'un excès de cheval et de liberté, et de cet horizon immuable, en dépit de nos galopades désespérées, la pampa prenait pour moi l'aspect d'une prison, plus grande que les autres." Jules Supervielle, Gravitations
La Porte! La porte, c’est tout un cosmos de l’Entr’ouvert.
On dirait toute sa vie si l’on faisait le récit de toutes les portes qu’on a fermées, qu’on a ouvertes, de toutes les portes qu’on voudrait rouvrir.
Le phénoménologue prend les choses autrement : plus exactement il prend l’image telle qu’elle est, telle que le poète la crée et il essaie d’en faire son bien, de se nourrir de ce fruit rare; il porte l’image à la frontière même de ce qu’il peut imaginer.
L’extérieur n’est-il pas une intimité ancienne perdue dans l’ombre de la mémoire?