Notre-Dame-des-Fleurs – Jean Genet

Hélas! je sais trop peu de choses (rien) sur les rapports secrets des êtres qui sont beaux et savent qu’ils le sont, et rien sur les contacts qui paraissent amicaux mais sont peut-être haineux des beaux garçons.

De son lit de malade, il regardait la chambre où un ange (une fois de plus ce mot m’inquiète, m’attire et m’écœure. S’ils ont des ailes, ont-ils des dents? Volent-ils avec des ailes si lourdes, des ailes emplumées, “ces mystérieuses ailes”? Et embaumés de cette merveille : leur nom d’ange, dont ils changent s’ils tombent?), un ange, un soldat vêtu de bleu clair et un nègre (car mes livres seront-ils jamais autre chose qu’un prétexte à montrer un soldat vêtu d’azur, un ange et un nègre fraternels jouant aux dés ou aux osselets dans une prison sombre ou claire?) entretenaient un conciliabule d’où lui-même était banni.

Quatorze juillet : partout le bleu, le blanc, le rouge. Divine, par gentillesse pour elles, méprisées, s’habille de toutes les autres couleurs.

“Et non, dit Mimosa. je suis la Toute-Seule.” Elle voulait dire aussi : “Je suis la Toute-Persécutée.” Ayant à exprimer un sentiment qui risquait d’amener l’exubérance du geste ou de la voix, les tantes se contentaient de dire : “je suis la Toute Toute”, sur un ton confidentiel, presque de murmure, souligné d’un petit mouvement de leur main baguée qui apaise une tempête invisible. Le familier qui avait connu, du temps de la grande Mimosa, les cris éperdus de liberté obtenue, les gestes fous d’audace provoquée par des sentiments gonflés de désirs crispant les bouches, illuminant les yeux, montrant les dents, se demandait quelle douceur mystérieuse remplaçait les passions échevelées. Quand Divine avait commencé sa litanie, elle ne s’arrêtait qu’épuisée. La première fois qu’il l’entendit, Mignon l’avait seulement regardée, ébahi. C’était dans la chambre, il s’amusa, mais quand Divine recommença dans la rue, il dit : “Ta gueule, hein, gonzesse. Tu vas pas me faire manquer devant les copains.” La voix était si froide, déterminée aux pires rigueurs, que Divine reconnut la Voix de son Maître. Elle se retint. Mais vous savez que rien n’est dangereux comme le refoulement. Un soir, au comptoir d’un bar de macs, place Clichy (où, par prudence, Mignon venait habituellement sans elle), Divine paya les consommations et, en reprenant la monnaie, oublia de laisser sur le zinc le pourboire du garçon. Quand elle s’en aperçut, elle n’eut qu’un cri déchirant les glaces et les lumières, un cri qui dévêtit les maquereaux : “Mon Dieu, je suis la Toute-Folle.”

“Nos mâles, ils ont fait de nous le jardin des percluses.”

Déjà l’assassin force mon respect. Non seulement parce qu’il a connu une expérience rare, mais qu’il s’érige en dieu, soudain, sur un autel, qu’il soit de planches basculantes ou d’air azuré. Je parle, bien entendu, de l’assassin conscient, voire cynique, qui ose prendre sur soi de donner la mort sans en vouloir référer à quelque puissance, d’aucun ordre,car le soldat qui tue n’engage pas sa responsabilité, ni le fou, ni le jaloux, ni celui qui sait qu’il aura le pardon; mais bien celui que l’on dit réprouvé, qui, en face que de soi-même, hésite encore à se regarder au fond d’un puits où, pieds joints, en un bond d’une risible audace, il s’est, curieux prospecteur, lancé. Un homme perdu.

Elle sut, et sans trop savoir pourquoi, que Mignon était un bandit, car pour elle un bandit est surtout un mâle qui bande.

“Et les sirènes s’y laissent prendre?” “Elles rêvent de cet endroit, où la parenté entre leur corps et celui des marins finit. Où commence le mystère? se disent-elles. C’est alors qu’elles chantent.”

Et le miracle eut lieu. Il n’y a pas de miracle. Dieu s’est dégonflé. Dieu était creux. Seulement un trou avec n’importe quoi autour. Une forme jolie, comme la tête en plâtre de Marie-Antoinette, comme les petits soldats, qui étaient des trous avec un peu de plomb mince autour.

Il ne savait pas encore que tout événement de notre vie n’a d’importance que la résonance qu’il trouve en nous, que le degré qu’il nous fait franchir vers l’ascétisme.

Certains enfants ont, sans qu’on s’en doute, entre les mains des attributs de sorcellerie et l’on s’étonne, quand on est naïf, des perturbations dans les lois des animaux et des familles.

J’ai longtemps cru que l’oeuvre poétique proposait des conflits : elle les annule.

J’étais dans une dèche fabuleuse.

Comme tous les enfants, adolescents, ou hommes mûrs, j’ai souri volontiers, même j’ai ri aux éclats, mais au fur et à mesure que ma vie entrait dans le révolu, je l’ai dramatisée. Éliminant ce qui fut espièglerie, légèreté, gaminerie, je n’ai conservé que les éléments qui sont proprement du drame : la Peur, le Désespoir, l’Amour triste… et je ne m’en délivre qu’en déclamant ces poèmes convulsés comme le visage des sibylles. Ils laissent mon âme clarifiée. Mais si l’enfant dans lequel je crois me revoir rit ou sourit, il rompt le drame qui s’était élaboré et qui est ma vie passée quand j’y songe; il détruit, le fausse, tout au moins parce qu’il apporte une attitude que le personnage ne pouvait pas avoir; il déchire le souvenir d’une vie harmonieuse (bien que douloureuse), m’oblige à me voir devenir un autre et, sur le premier drame, en greffe un second.

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