Mon frère féminin – Marina Tsvetaeva

L’enfant commence en nous bien avant son commencement. Il y a des grossesses qui durent des années d’espoir, des éternités de désespoir.


L’autre! Pensons à elle. L’île. L’éternelle isolée. La mère perdant une à une toutes ses filles, les perdant pour l’éternité, puisque non seulement elles ne viendront pas lui mettre leurs enfants dans les bras, mais l’entrevoyant au tournant d’une rue, feront furtivement sur la tête blonde un signe de croix. Niobé à la descendance féminine, détruite par cet autre chasseur, autrement féroce. L’éternelle perdante au seul jeu qui vaille – et qui soit. Blanche vision sans corps et dont nous ne reconnaissons la race que par ce regard connaisseur, reconnaisseur, soupeseur, où le commissaire-priseur est joint à l’idolâtre, le joueur d’échecs au béatifié, – regard à diverses couches de profondeur, et où la dernière se trouve toujours être l’avant-dernière, sans fin, sans fond, tous les qualificatifs y passeront, car c’est un gouffre, – regard ineffable, effacé par l’éternel sourire du renoncement.

Jeunes, on les reconnaît au sourire, vieilles, c’est au sourire qu’on les méconnaît.

Jeunes ou vieilles, ce sont celles qui ont l’air le plus âme. Toutes les autres à l’air de corps ne le sont pas, n’en sont pas, ou le sont passagèrement.

Elle vit dans une île. Elle crée une île. Elle est une île. Île à l’infinie colonie d’âmes. Qui sait, si en ce moment-là, aux Indes, là, aux confins du monde… une jeune fille, nouant ses cheveux bruns…

Les “‘qui sait” – nourrissent.

Et c’est encore le plus sûr.


Elle mourra seule, car elle est trop fière pour aimer un chien, trop souvenante pour adopter un enfant. Elle ne veut ni animaux, ni orphelins, ni dame de compagnie. Elle ne veut même pas de demoiselle de compagnie. Le Roi David se réchauffant à la chaleur inanimée d’Avizag était un rustre. Elle ne veut pas de chaleur payée, de sourire prêté. Elle ne veut être ni vampire, ni grand-mère. Bon pour l’homme qui, vieux, se contente de déchets, de côtoiements visant d’autres côtes, de coudoiements – d’autres coudes, de sourires allant à d’autres bouches – arrêtées, volées au hasard. – “Passez, fillettes, passez…” Elle ne sera jamais la parente pauvre au festin de la jeunesse d’autrui. Ni amitié, ni estime, ni cet autre abîme qu’est notre propre bonté, elle ne mettra rien à la place de l’amour. Elle ne renoncera pas à la splendide noirceur, à la noire et ronde brûlure – cercle autrement magique que le tien, Faust! – du feu de joie d’antan. Contre tous les printemps – elle tiendra ferme.

Même si une jeune se jette contre elle comme un enfant se jette contre un passant ou contre un mur – passant, elle déviera, mur, elle sera immuable. Cette amoureuse forcenée, vieille, sera pure par orgueil. Elle, qui toute sa vie fit peur, ne voudra pas faire peur ainsi. La jeune démone ne deviendra jamais la vieille lamie.

Bienveillance – condescendance – distance.

“Passez vite, folles et belles…”


Penchant fatal et naturel de la montagne vers la vallée, du torrent vers le lac…

La montagne, vers le soir, reflue entière vers la cime. Le soir, elle est la cime. On dirait que ses torrents la remontent à rebours. Le soir, elle se reprend.


Saule pleureur! Saule éploré! Saule, corps et âme des femmes! Nuque éplorée du saule. Chevelure grise ramenée sur la face, pour ne plus rien voir. Chevelure grise balayant la face de la terre.

Les eaux, les airs, les montagnes, les arbres nous sont donnés pour comprendre l’âme des humains, si profondément cachée. Quand je vois se désespérer un saule je comprends Sapho.

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