
Il faut trouver une place, ce qui veut dire également, il faut leur faire une place. Les morts nous obligent à nous déplacer. C’est ce qui conduit le philosophe Thibault De Meyer à proposer de comprendre tout autrement l’idée communément admise selon laquelle les morts “font de la place” en permettant à d’autres vivants de trouver la leur. Il faut, dit-il, rendre à cette idée son sens le plus actif : les morts font de la place au sens où ils dessinent de nouveaux territoires. Non seulement les morts posent aux vivants des problèmes géographiques – situer des lieux, inventer des places -, mais ce sont, à la lettre, des géographes. Ils dessinent d’autres routes, d’autres chemins, d’autres frontières, d’autres espaces.
On se laisse instruire, en acceptant de se trouver au point de connexion, ou d’être le point de passage de deux ordres de réalité différents. (…) C’est une expérimentation, une mise à l’épreuve : qu’est-ce que je fais avec ceci? Quel sens me sollicite? Quel avenir j’offre à ceci? Il ne s’agit pas d’expliquer, mais de comprendre, dans le sens de “prendre avec”. Se laisser instruire. Faire d’une histoire une matrice narrative. une machine à faire des histoires de proche en proche, une matrice d’histoires qui se fabriquent au départ des précédentes et qui, de ce fait, se connectent les unes aux autres non sur un fil, mais de telle sorte à former une toile – c’est ce qu’on pourrait appeler écrire en trois dimensions; n’importe quel point de la trame peut donner naissance à une nouvelle direction narrative. Chaque maille qui se crée vous conduit à la suivante, ou à une autre, selon la connivence des motifs.
Les histoires ont besoin d’espace. Et l’espace se crée dans la capacité qu’a l’histoire de vous faire bouger, créer des sens possibles qui vous entraînent ailleurs, qui vous déroutent. les histoires en suscitent d’autres, elles multiplient les bifurcations (…). L’espace se crée dans le mouvement que l’histoire vous fait faire, dans les bifurcations qu’elle vous fera emprunter en convoquant d’autres narrations. C’est ce processus que j’appelle matrice narrative. Elle est particulièrement lisible dans la manière dont Kwon se laisse conduire : un autre récit peut s’ajouter au précédent qui transforme ce qu’il signifiait, lui ouvre un autre devenir, engage le narrateur et son histoire sur un mode imprévu. Former des matrices narratives, c’est assumer que chaque histoire en engage d’autres (et qu’elle est responsable de ces modes d’engagement), et les engage au double sens du terme. Non seulement chaque histoire en crée de nouvelles et s’implique dans les suites qu’elle contribue à produire, mais chacun de ces récits ainsi créés modifie rétroactivement la portée de ceux qui les précèdent, leur donne des forces, leur offre de nouvelles significations.
Les Runa de la région de Napo en Amazonie équatoriale se relèvent la nuit, parfois plusieurs fois, et souvent échangent leurs rêves. le monde onirique, de ce fait, déborde dans celui de l’éveil et la vigilance s’immisce dans les rêves, d’une manière qui les enchevêtre.
Il ne s’agit pas de refuser de diagnostiquer ce qui nous arrive, il s’agit plutôt de penser à la manière dont se formulent les interrogations. Les questions, souvent, prédéterminent les réponses.
Que veulent les morts? Ils veulent être souvenus.
Recomposer, reconnecter, des morts, certes, mais aussi des récits, des histoires qui les portent, qui se situent à partir d’eux, pour se laisser envoyer ailleurs, vers d’autres narrations qui “re-suscitent” et qui elles-mêmes demandent à être” re-suscitées”.
Le mort s’épaissit de toutes ces histoires, ces récits qui le composent en une nouvelle personne, plus complète, plus importante, plus dense, mieux liée, unifiée dans l’hétérogénéité des versions de lui-même, plus surprenante : une personne à la personnalité plus riche que ce qu’elle était de son vivant pour chacun des participants. (…) Les hommages sont des processus d’amplification de l’existence. (…) Les récits d’hommage intensifient la présence, ils sont vecteurs de vitalité. Ces cérémonies transforment les uns et les autres et créent de nouveaux rapports – comme de nouvelles manières de se rapporter aux autres. C’est un “devenir avec” au futur antérieur : dorénavant, il aura été. Et donc un devenir réel pour le futur. On recompose le disparu pour pouvoir, dans l’avenir et pour longtemps, du moins on l’espère, composer avec lui. C’est une manière bien intéressante de penser ce que signifie, dans un même geste, à la fois honorer et hériter, donner au passé une place et des effets dans le si bien nommé futur antérieur : “Sa présence dans ce monde aura fait une différence.”
Prolonger une existence, et la prolonger autrement – n’est-ce pas cela, hériter? (…) Il s’agit d’accomplir. Et d’accomplir à partir du mort, à partir de ce qui se définit, dès lors, et par la grâce d’un futur antérieur, comme ce qu’il aura achevé.
Ce qui touche, je l’ai appris, et c’est une dimension importante de l’écologie des sentir, demande relais, reprise : “Passe ce qui touche, touche d’autres à ton tour.” Ce qui nous touche relève de l’écologie du viral; faute d’hôtes, ce qui touche s’étiole, et ne pourra plus toucher personne. Ce qui touche nous requiert.
Le rêve est une proposition oraculaire. Il l’est d’autant plus que si l’on prend en considération, comme le propose le philosophe Marcos Mateos, que “l’oracle ne dit pas ce qui t’attend dans l’avenir. Il formule ce qui t’atteint, ou peut t’atteindre dans un “à vivre” “. Il n’annonce pas, il demande l’accord d’une attention, au sens d’accorder une disponibilité, un “être aux aguets” à l’événement. Il ne dit pas l’avenir, il en ouvre des possibles qui n’étaient pas perçus.
La sage-femme (des morts) ajoute une possibilité, non pas sur le mode du “ou bien… ou bien”, mais sur celui de “ou alors, encore…” dans le registre grammatical précieux des conjonctions : et, et, et…
Ce que font les personnes qui apprennent à prier, c’est cultiver une capacité de construire des relations qui ont des effets. Cette capacité repose elle-même sur la culture d’une expérience, que Luhrmann appelle expérience imaginale. Ces expériences requièrent l’imagination mais ne sont pas nécessairement imaginaires. L’expérience imaginale est l’expérience qui fait de ce qui est, ou de ce qui doit être imaginé, Dieu chez les chrétiens que suit Luhrmann, les morts dans le dispositif spirite, un être plus réel et meilleur.
Les morts doivent d’abord se dégager. Cela peut prendre des mois, voire des années.
Le vivant, ainsi activé et touché, repart avec une responsabilité : reconstruire le passé, activement, pour ouvrir d’autres possibilités dans le futur. Agir et transformer des manières d’être, non pas rétrospectivement, mais rétroactivement.
Fabuler, activement, pour faire passer et sentir des possibles passés inaperçus, ou restés en sourdine. C’est l’art des métamorphoses.
Les morts ont des marges de manœuvre tellement étroites dans leurs manières d’être, des latitudes d’action tellement contraintes qu’il vaut mieux, parfois, délibérément leur accorder le privilège de l’initiative. On appelle “érotétique” l’art de poser les questions. C’est l’art, comme l’étymologie le rend si bien, de faire passer le désir de savoir, de susciter les histoires. L’art d’érotiser les versions.
Bennett se fonde sur les théories de la narrativité qui ont montré que lorsqu’un conteur raconte une légende, s’établit entre celui-ci et son audience un rapport dialectique d’affirmations et de contestations qui vont participer à la construction de la narration. Selon ces théories, les légendes font communiquer deux mondes qui sont normalement distincts : le monde ordinaire et le monde de l’extraordinaire ou du surnaturel. Lorsque le narrateur raconte, son public va à certains moments le soutenir, à d’autres le contester, mettre à l’épreuve ce qu’il propose. La fabrication d’une légende obéit à ce processus. Ses versions successives garderont les traces des contestations qui ont émaillé son élaboration. Selon Bennett, cette théorie est pertinente mais incomplète. Car le débat ne se limite pas à l’interaction entre le conteur et son audience. Il se produit déjà en amont. Chaque narrateur installe intérieurement ce débat. La dialectique est interne. Chaque fois que nous racontons une histoire et plus particulièrement une histoire qui convoque des phénomènes considérés comme sortant de l’ordinaire, nous anticipons la contestation. Cette histoire traduit alors, quand elle est racontée, la prise en compte explicite de ces contestations qui ont émergé dans ce dialogue interne. Ce qui donne des récits dans lesquels sont donc mêlés des affirmations (je dirais que) et d’implicites “mais on pourrait dire que”.
C’est la puissance incantatoire des récits, ils re-suscitent des présences et appellent, de ce fait, d’autres histoires. C’est l’érotique des versions, ce qui fait leur mode d’être en tant que versions. Non seulement parce que, comme le rappelait Roland Barthes à propos de l’érotisme des corps, parce qu’en laissant entrapercevoir, elles sont mises en scène d’apparitions-disparitions mais, surtout, parce qu’elles en appellent toujours d’autres; elles sont désir de suite, désir d’autres histoires, désir de vitalité, incantation. Ces histoires n’enchantent pas le monde, comme on le dit souvent, mais résistent à sa désanimation. Elles ne luttent pas contre l’absence, mais composent avec la présence. Dans leurs formes mêmes, dans la très grande inventivité de leurs formes. les récits que font faire les morts sont des histoires sans fin, délibérément sans fin, elles peuvent toujours être ré-ouvertes; reprises. Ce sont des histoires qui accueillent, qui prennent acte, que quelque chose fait penser, ce qui veut dire hésiter et fabuler. Activement. Les récits sont des expérimentations. Ce sont les ateliers où se fabrique de l’être.
Que peut-on savoir de ce qui nous tient vivant?
séminaire de l’erg 2013 : Vinciane Despret from erg on Vimeo.