
L’instant de la décision, celui où le risque est pris, inaugure un temps autre, comme le traumatisme. Mais un trauma positif.
Et puis on ne connaît pas ses propres dépendances… On peut savoir être dépendant, avec plus ou moins de remords, au lait concentré, au cri des hirondelles au-dessus des toits de Rome au printemps, à l’adrénaline d’une paroi rocheuse en plein soleil d’été à trois heures du matin, encordé, aux talons hauts qui portent des chevilles comme une anse légère, à un certain parfum, aux vidéos pornos, au miel de lavande, à la couleur rouge, au mauvais vin, aux nuits blanches, à cette peau-là que je devine sans l’avoir encore touchée, aux films de série B, à la pêche à la mouche, au rêve. Mais cela ne dessine que le paysage familier de nos addictions. Le reste est dans la nuit. Notre nuit d’humanité. Qu’aucune analyse ne pourra débusquer mais seulement frôler, peut-être nommer comme on apprendrait des mots d’une langue étrangère. Puisque cela prend naissance dans ce corps utérin dont nous n’avons plus aucun mémoire, qui nous constitue pourtant et nous porte.
L’épreuve initiatique d’une seconde naissance reste toujours et plus qua jamais nécessaire. Il nous faut partir, nous défaire de nos codes, nos appartenances, notre lignée. Toute œuvre est à ce prix. et tout amour je crois. La dépression est l’envers de se quitter. C’est ne pas pouvoir se déprendre, se défaire, se délester à temps, s’abandonner à l’ailleurs, pour risquer sa vie.
L’oubli, comme le sommeil, est une délivrance, et il n’est pas seulement une puissance de refoulement, d’évitement et de méconnaissance. Ce qu’il délivre n’est pas la même chose que ce dont il nous délivre.
Le péril est à envisager en face. C’est le moindre des courages que nous pouvons sauver. Nous pourrons bien revenir de toutes les douleurs, les catastrophes, les deuils, il restera toujours une part pour le mal. Nous ne serons pas sauvés par avance.
Prendre le risque de l’immanence, ne serait-ce pas commencer à renoncer à devenir soi-même?
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Les expériences les plus fortes qui nous sont données de vivre dissolvent le “soi-même” plus qu’aucune résolution négative.
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Et si l’on s’efforçait de “ne pas tenir à soi”, de se délester de ses propres repères, d’entrer en non-conformité avec soi. Être en rupture, mais par modification de notre propre chimie interne, subjective. Descente vertigineuse vers ce lieu où je ne suis plus “moi”, dissous, confondu à la perception même, espace psychique devenu nuit, rocher, espace, écho d’un animal au loin, griffure sur le sol. Traces de soi, méconnaissables, hachurées, sans traductions possibles. Et pour cela, se désister de soi (et non se retrouver), c’est à dire se perdre.
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Parfois, ne pas devenir soi, c’est précisément comme ne pas mourir, ne pas être déjà enfermé dans une gangue – existence, identité, règle de vie, qui nous tient lieu de repère, de fragile enclave où le moi perdure. “On dira de la pure immanence qu’elle est une vie et rien d’autre, écrit Deleuze. Elle n’est pas immanence à la vie, mais l’immanence qui n’est en rien est elle-même une vie. Une vie est l’immanence de l’immanence, l’immanence absolue : elle est puissance, béatitude complètes.”
En quoi le secret est un risque? Le secret est beaucoup plus qu’un avoir. Il est une dimension essentielle de l’être, car il permet au cœur de se fortifier, de faire accueil à ce “for intérieur” que nul ne peut violer.
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La capacité à garder un secret est une aptitude à résister au pouvoir.
Nos peurs sont le visage de notre émerveillement futur, le commencement de toute création.
La tristesse est très proche de la fatigue, ce mal contemporain. la fatigue est un processus vital, disait Blanchot. Elle est un état d’être en lisière de soi, qui d’une certaine manière prend en charge à votre place votre mal de vivre. et vous ménage aussi, vous laissant cette possibilité d’excuse : je suis fatigué(e)… et dans ce retrait qu’elle autorise, ce qu’elle recèle de gravité vous échappe, devenue presque intangible et de toute façon inguérissable.
Nous édifions des tours pour nous protéger d’ennemis imaginaires sans voir que le dispositif est lové en nous. Que l’adversité est un principe interne qui nous persécute, nous, mieux qu’aucun autre ne le fera jamais.
Ceux qui ont exploré cette frontière entre douleur insupportable et dissolution de tout ce qui vous arrime à la vie en parlent rarement, en même lorsqu’ils s’en font les témoins, c’est encore avec une infinie pudeur qu’on ne saurait franchir, en imaginant à leur place ce qui a été vécu et d’où ils sont revenus.
Nous avons peur de notre capacité de percevoir, de ce qui en nous est “voyant”, de ce que le langage commun appelle intuition, c’est-à-dire d’un savoir en avance de soi; on voudrait s’en délivrer avant même qu’il ne nous soit clairement formulé.
C’est le corps lui-même qui est de toutes parts traversé par quelque chose qui l’excède infiniment, qui l’ouvre, l’expose à l’illimité.
Ce risque de rompre, vraiment, une fois, nous l’avons fait pourtant, en naissant. En respirant pour la première fois dehors, un air nouveau qui a empli nos poumons et nous a fait pleurer, et venir au monde. Pourquoi nous faudrait-il naître de nouveau, une fois ne suffit pas? le risque de rompre, c’est le risque d’une révolution au sens stellaire du terme, tourner sur son axe, revolverer. Cette révolte-là n’est pas sans blessure, mais elle est souveraine.
Rire d’un autre, c’est d’une certaine manière transformer l’effroi en haine.
Être des sentinelles aux avant-postes du temps (Kierkegaard) ou des voyants (Rimbaud) ou des ponts au-dessus de l’abîme (Nietzsche). Tracer des chemins nouveaux est une affaire difficile, une continuelle rupture avec des alphabets anciens, dse circonvolutions lentes. Il s’agit d’être à contre-temps, d’être attentif aux “miettes” (Kierkegaard encore), aux voies de traverses, aux équilibres rompus, à l’ordre d’apparition des choses…
Qu’est-ce qui, aujourd’hui encore, fait scandale, outrance?
Avoir espéré de toutes ses forces que quelque chose arrive, c’est avoir été enfant. un enfant merveilleux, inconscient, fantasque, irrésolu.
Car l’hospitalité est une histoire de seuil. Délimitant un dedans et un dehors, elle offre à penser le franchissement, mais aussi l’agression, l’invitation, l’échange, tout ce qui peut avoir lieu autour de cette frontière.
Se laisser hanter, c’est admettre, au plus près de soi, que nous sommes débordés par nos propres doubles. Qu’en nous un vampire guette, se nourrit de notre sang, de notre identité, profane notre chasteté et ignore son image dans le miroir.
Risquer la hantise, c’est approcher de très près la frontière où la vie et la mort s’entremêlent, mais dans ce frayage il y a une valeur d’intensité constante, qui est celle de la parole, une parole capable de rêve. Le noir en tant que noir devient lui-même un instrument de mesure et d’exploration par lequel nous nous faisons voyants. C’est l’inhumain qui nous hante, et c’est ce que nous tentons chaque fois de désavouer, d’ignorer, d’écarter de nos vies comme si cela ne devait pas entrer dans le cercle enchanté de notre consciente.