Un monde à part. Cartes et territoire – Kenneth White

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Le nomade intellectuel traverse les territoires et les cultures, selon une méthode faite à la fois d’histoire, de géographie et d’expérience vécue, en vue de l’ouverture d’un monde.


Selon cette étude, l’espace traversé par Ulysse n’était pas, comme on le pense communément, la Méditerranée, mais la mer Noire. la version que l’on connaît ne serait qu’une pâle copie, infantilisée, linguistiquement aplatie, du corpus original.

L’auteur du texte en question, Anatolij Zolotukhin, était, j’ai appris, ingénieur de son état. De 1942 à 1999, il travaillait à l’Institut de recherche “Typhon” de Nikolaev, s’occupant surtout de problèmes de turbulence. Mais ses intérêts étaient multiples. en premier lieu, la préservation des territoires. C’est en grande partie grâce à lui que, face à de gigantesques projets nucléaires et hydro-électriques, fut préservé le canyon Migia, qui contenait plusieurs site archéologiques. De l’archéologie à la littérature, celle qui l’intéresse, il n’y avait pour lui qu’un pas. Il multiplie les études – sur l’épopée “Le Dit du prince Igor”, sur Pouchkine, sur Homère.

Pour Zolotukhin, si Homère était un peu Grec, il était surtout Scythe et Cimmérien, né à Olvia sur les rives de la mer Noire, mort et enterré sur la péninsule d’Hylaea. Le but de son livre est de travers la généalogie et la biographie d’Homère, à l’origine sans doute Gi-mir-ra-i, ainsi que la géographie originale de l’itinéraire d’Ulysse.

Ce scythe grécisé que fut Homère, poète-marin, aurait vécu sept ans en Égypte et un an en Phénicie, années au cours desquelles il aurait accumulé une énorme documentation, dans laquelle il aurait puisé abondamment pour écrire son épopée.

Se basant sur l’Atlas de la mer Noire de Manganari (1834), et n’oubliant pas ses propres études sur la turbulence et les courants,  Zolotukhin suit son Ulysse pas à pas depuis la mer de Marmara à travers le canal du Bosphore jusque dans le Pont Euxin. C’est dans le canal du Bosphore que seraient situés Scylla (maëlstrom et volcan) et les Roches Flottantes, qui apparaissaient et disparaissaient selon des niveaux d’eau très divers, dont la roche qu’on appelle aujourd’hui Dikilikaja et qui, à l’époque d’Homère, portait le nom de Planktos…


On n’examine plus cette “poubelle pourrie” qu’est l'”âme” (russe ou autre). On ne se préoccupe plus d’identité (nationale ou personnelle), on s’espace, on se re-trouve dans un champ d’énergie, où l’on découvre une configuration, une phénoménologie – éventuellement une poétique. Voilà la voie radicale, qui n’empêche pas d’être “humain” aussi, mais autrement.


( à propos de la steppe)

Tchekov par le de “chant”. C’est que dans la culture russe traditionnelle, c’est le chant qui prédomine, qui est la référence principale. J’ai parlé moi-même plus haut d’orchestration et je pense que ce terme-là convient mieux. Essayons d’en recueillir quelques éléments. A la base, une monotonie, interrompue par de brusques interventions de bruits saccadés : grondements du tonnerre, son grêle des criquets, cris d’oiseaux, et puis des craquements, des sifflements, des grattements – les basses, les ténors et les sopranos de la steppe – tout cela se fondant en un bourdonnement ininterrompu qui, dit Tchekhov, “invite aux souvenirs et à la mélancolie”, mais qui peut inviter à plus que cela.


… c’est pour se dire aussi, le regard tourné vers les alentours, que si la Nature est un sphinx, non seulement il ne faut pas en attendre une réponse, il faut se rendre compte qu’elle ne comporte pas la moindre énigme.

Il n’y a pas d’énigme.

L’énigmatique fait partie de l’immaturité mentale.

L’esprit qui en est arrivé là va regarder longuement “un mince cheveu de toile d’araignée qui tremble dans le sillon vide”, sentir dans l’air nocturne “le vol invisible d’un papillon” et, un soir à Saint-Pétersbourg, observera “des filets de neige qui tourbillonnent sur les quais de granit”.

Écoutons, dans le bruit du temps, dans le fracas des religions et des idéologies, dans la confusion générale, cette neige.

Sa grande dérive silencieuse.

Silentium.

C’est dans ce grand silence que se trouve le fond du fond.


C’est de cette énorme (espace), située au nord et à l’est du monde méditerranéen et hors de l’histoire, qu’avaient émergé, vague après vague, les tributs qui allaient faire l’histoire de l’Occident : Scythes, Cimmériens, Grecs, Italiens, Celtes, Slaves, Mèdes, Perses… Les steppes d’Asie sont “le vagin des nations”, ces terres nomades sont la source des civilisations sédentaires. Dans ces vastitudes, toutes sortes de rencontres et de mélanges, à la fois charnels et intellectuels, avaient eu lieu et allaient continuer d’avoir lieu. Il ne s’agit pas d’un “melting-pot” de la fin, mais d’un creuset des commencements…

Il y a là quelque chose qui subsiste tout au fond de nos mémoires, quelque chose qui fascine et attire.


Étudiant sa collection de conte, Campbell parle au nom d’une “nouvelle science” qui n’est pas l’histoire et qu’il appelle l'”historiologie” (storyology). Cette science devait s’occuper à la fois de généalogie et de la morphologie des contes. Évoquant les vagues de migrations déferlant à partir de l’Asie Centrale, Campbell estime qu’il est logique de supposer que, chaque vague successive poussant l’autre plus loin, c’est sur les rivages extrêmes (de l’Occident comme de l’Orient), là où ces populations rencontrent l’obstacle ultime de la mer, que l’on va trouver, comme des débris laissés sur la plage, les vestiges les plus anciens de la pensée de ces peuples :

Si les plaines de l’Asie ont envoyé des hordes migratrices vers l’est comme vers l’ouest, les contes et les langues de l’extrême Est comme de l’extrême Ouest devraient se ressembler, et ressembler aussi aux formes les plus anciennes des mythes et des langues de ceux dont ils sont issus.

(…)

Jean Duvignaud (Lieux et non lieux) le dit si bien : “L’univers des contes… n’est-ce pas… celui de ces mouvements browniens qui parcourent un cosmos que ne cristallise aucun centre?”


Il allait falloir longtemps pour que des esprits ouverts et chercheurs arrivent à connaître ces étendues de terres d’herbe où souffle le vent, où flottait l’étendard blanc aux neuf queues de yak des Tatars, appelés par des esprits nourris des classiques et imbus de leur propre vertu, les Tartares, c’est-à-dire les êtres surgis de l’enfer (de tartaris). Il allait falloir longtemps pour que, par-delà l’histoire haute en couleurs des razzias et des rapines, on découvre un espace mental à côté duquel le christianisme peut apparaître un peu mesquin, plutôt hypocrite et surtout petit. Prenons par exemple, un des moments les plus intéressants, les plus extrêmes du christianisme : les quarante jours que le Christ passe dans le désert à combattre les puissances infernales. Quarante jours… Or, le lama mongol (plus qu’un peu chaman) y passe, lui, quatre cent quatre jours : cent un jours sous un arbre solitaire, cent un jours près d’une source, cent un jours sur une montagne et, pour finir, cent un jours dans un cimetière où, entre autre, afin d’entonner une musique surnihiliste, il va se fabriquer une trompette avec le fémur d’une jeune fille et un tambour fait de deux calottes crâniennes… C’est tout de même autre chose, cela se situe plus loin, cela brise beaucoup plus radicalement les barrières de l’esprit humain, familières, conformistes et confortables.


(…) (qu’il l’ait fait en réalité ou en imagination, peu importe : le poème est réel) (…)

 

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