Scènes d’un monde flottant – Kenneth White

9782246286615-TLe monde flottant

J’ai eu très tôt ce que Joseph Delteil appelle la “poésie de la distance”. Cela remonte à l’époque où je lisais assidûment la Bible.

On n’entre pas impunément dans ces contrées lointaines et transcendantales où Dieu est dans le vent du désert et dans les brumes de la montagne. On ne regarde pas, sans que le cerveau s’en trouve dilaté, ces images – ma première Bible était abondamment illustrée – de Tyr, de Sidon, du mont Sinaï où parlait l’ange, de Chypre d’où venait barnabé le Lévite et des ruines somptueuses de Babylone…


-Je n’ai jamais travaillé à un scénario de ma vie.

-C’est justement ça qui m’intéresse, moi. Je veux sortir de la routine des scénaristes professionnels. C’est pour cela que je veux collaborer avec des poètes. Vous savez faire des dialogues?

-Je sais tenir une conversation. Ça suffit?


Je pensais aussi à ces “maîtres de la vie flottante” dont parle Musil et dont l’espace mental se situe quelque part, dans une région non qualifiée, entre la religion et la connaissance, entre l’exemple et le précepte, entre l’intellectualisme (amor intellectualis) et la sensation. En fin de compte, la poésie d’un esprit assez lucide pour voir les choses, et la vie, globalement, de loin, et en même temps si avide de réalité qu’il est prêt à se perdre dans la confusion des sens. Si nous avons besoin d’une vision du monde, nous avons besoin aussi de sentir que notre vie avance, ne serait-ce que vers le néant.


Scènes d’une monde flottant

1

Brume chaude et blanche sur la baie

une vieille jonque s’éloigne

pesamment –

quelque chose aimerait voir durer cette paix…

mais le jour s’est levé : grues qui tournent,

gens qui se pressent, moteurs qui toussent,

sirènes qui hurlent, téléphones qui sonnent

– Hong Kong quitte ses rêves pour faire de l’argent


5

Le vieux mendiant mongol

descend de son perchoir

dans les collines de Kowloon

loques noires, cheveux longs, riant tout seul

foulant le trottoir de ses pieds nus

laissant derrière lui une traînée de vide

une longue traînée de rire et de vide

qui remonte jusqu’à la montagne Froide


15

Là-bas à Aberdeen

un rat satisfait se glisse dans son trou

sous le plancher d’un restaurant des quais

les derniers joueurs bâillent et crachent

les derniers sampans rentrent au port en toussotant

tandis que deux jonques massives, la poupe haute,

labourent les eaux sombres de la nuit

faisant route vers d’anciens lieux de pêche


China Sea Poem – extraits des carnets chinois

Je lis une version anglaise du fameux Liao Chai : Strange Stories from a Chinese Studio.

Une de ces histoires (“le Sentier magique”) se passe dans le Guangdong. Voulant rentrer chez lui une nuit après avoir quitté la maison d’un ami, Kuo, un jeune lettré, se perd dans les collines. Après avoir erré un certain temps, il tombe sur un groupe de lettrés assis par terre, en train de boire, de parler et de rire. Ils invitent Kuo à se joindre à eux, ce qu’il fait, et la conversation continue bon train. Tous ces gens de la nuit sont des lettrés hautement qualifiés mais qui n’ont jamais voulu accepter de position officielle : ce sont des “lettrés de la montagne et de la forêt”, non pas des “lettrés du marché”. A un moment donné, un peu pompette, Kuo se met à imiter des chants d’oiseaux. Son talent est très apprécié de ses compagnons et, pour le remercier, ils se mettent à faire de l’acrobatie. L’un se tient solidement planté sur ses pieds, un autre lui grimpe sur les épaules, et ainsi de suite. Cela fait à la fin une tour assez impressionnante. Mais voilà qu’elle s’incline, se transformant en sentier. Kuo emprunte ce sentier, et se retrouve bientôt chez lui.

Comme quoi les études – pourvu qu’elles ne soient pas trop orthodoxes – et la littérature – pourvu qu’elle soit un peu extravagante – peuvent être un moyen de se retrouver “chez soi”.


Typhon

da feng

grand vent!

 

voilà la question que le roi de Ch’u

posa à Sun Yu

quand le vent s’engouffra

par la fenêtre du palais

et Sung répondit :

 

le vent naît dans la terre

il grandit sur le bord de la fleur verte ping

il se lance dans les vallées, le long des rivières

il rugit autour des cols et dans les défilés

souffle puissamment sur les flancs du mont T’ai

il danse parmi les pins

il arrache des arbres, fait valser des rochers

rien ne l’arrête

 

ce qu’il cherche? –

des lieux vides


Il n’est pas du tout certain que ce soit vers un roman que nous allons (une substance et une lumière nouvelles, oui). Le roman est une histoire, plus ou moins extravagante, qui s’inscrit dans le temps. Aujourd’hui, nous pensons (quand nous pensons ! – le temps est aux débats idéologiques) plus en terme de géographie, de cosmographie. Il serait peut-être moins question de raconter une histoire (qui commence, pour ce qui est de la littérature, dans le merveilleux, et finit dans la misère et la platitude) que d’explorer le monde, de s’exposer au monde, et de voir quelle nouvelle substance, quelle nouvelle lumière naissent de cette rencontre. une exploration cosmographique peut, évidemment, aussi comporter des histoires. Mais le mouvement sera ailleurs.


Pensée océanique. Structures ouvertes. Système mouvant.

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