Ursula K. Le Guin

Le langage de la nuit – Ursula K. Le Guin

Autrement dit, nos instincts ne sont pas aveugles. L’animal ne raisonne pas, mais il voit, et il agit avec certitude. Il agit “bien”, convenablement. C’est pour cette raison que tous les animaux sont beaux. L’animal sait où il faut aller, il connaît le chemin de retour à la maison. C’est l’animal en nous, le primitif, le frère sinistre, l’ombre, l’âme, qui est notre guide.

Les contes de fées détournent souvent cette réalité de façon inattendue, comme si un dernier secret restait à dévoiler. L’animal qui offre son aide, souvent un cheval ou un loup, dit au héros : “Quand tu auras accompli telle ou telle action grâce à mon aide, tu dois revenir et me tuer, me couper la tête.” Et le héros doit faire confiance à son guide animal au point d’accéder à cette demande. Apparemment, cela signifierait que les instincts animaux, quand ils ont été suivis jusqu’au bout, doivent être sacrifiés, pour permettre au véritable moi, à la personne entière, d’émerger du corps de l’animal et de renaître.


Eh bien, selon moi, oui, parce que la fantasy est un genre où rien n’existe hors de la façon de voir le monde de l’écrivain. On ne peut emprunter de réalité à l’histoire, aux actualités ou aux bonnes gens de Peyton Place. Il n’existe pas de matrice confortable du banal, qui prendrait la place de l’imagination, qui fournirait une réponse émotionnelle toute faite et qui dissimulerait les défauts et les échecs de la création. Il n’existe qu’une structure créée à partir de rien, dont tous les éléments, tous les clous, tous les tuyaux sont visibles. Créer ce que Tolkien appelle un “univers secondaire” consiste toujours à fabriquer un monde neuf, un monde où jamais n’a résonné de voix, où parler équivaut à créer. La voix qui s’y exprime est la voix du créateur. Et chaque mot importe.

(…) Enfin, je crois que le lecteur aussi accepte une responsabilité; s’il aime ce qu”il lit, il a des devoirs à respecter. Il doit refuser de se laisser duper, refuser de permettre l’exploitation commerciale de ce lieu sacré qu’est le Mythe; il doit rejeter toute œuvre mal faite et ne louer que ce qui le mérite vraiment. Après tout, lorsque la fantasy dit vrai, rien n’est plus vrai.


Dans l’essai que j’ai cité au début (Mr Benneth and Ms Brown), Virginia Woolf se montrait critique à l’égard de l’école d’Arnold Bennett parce que, selon elle, ces écrivains avaient substitué l’extérieur, l’objectif – les maisons, les métiers, les loyers, les revenus, les possessions, les signes distinctifs, etc. – au sujet, auquel ils avaient cessé de s’intéresser. Ils avaient abandonné l’écriture romanesque en faveur de la sociologie. On pourrait dire la même chose du “roman psychologique” moderne, qui s’efforce généralement non pas de dresser le portrait d’une personne, mais d’étudier un cas, ou encore du réalisme socialiste. A chaque fois, il s’agit de fuit la subjectivité. Et la science-fiction n’a pas échappé à cette tendance. Il faut peut-être y voir une aspiration à atteindre le détachement quasi divin du scientifique, mais le fait est que cela revient à se dérober à ses obligations artistiques, à renoncer à reproduire – indirectement, car directement, cela est impossible – une vision.


La beauté de la fiction sera toujours troublante, il me semble. Un récit ne peut inspirer la transcendance, la sérénité qui dépasse toute compréhension, qu’inspirent la poésie et la musique; un récit ne peut pas non plus être purement tragique. La fiction est confuse, car la confusion participe de son essence.

 

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