
Préface/Ou comment Haraway n’a jamais été posthumaniste- Laurence Allard
Il ne s’agit pas de dépasser l’héritage de la modernité et ses grandes entités qui ont éclairé l’Occident depuis quelques siècles, à savoir l’homme, la femme, l’animal, la machine, l’organisme, mais à nouveaux frais, en ne se situant délibérément plus dans un quelconque grand récit, de tenter de les connecter dangereusement dès à présent.
L’épistémologie politique d’Haraway n’est donc pas tant située dans l’après que dans l’ailleurs ou plus précisément dans un “allochronotope”.
“‘Qui suis-je?’ est une question très limitée. C’est la question qui est demeurée le pivot de la loi du père, du paradigme psychanalytique, de l’image sacrée du même.”
Donna Haraway, Manifeste Cyborg
La fin du XXème siècle, notre époque, ce temps mythique, est arrivé et nous ne sommes que des chimères, hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués; en bref, des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie; il définit notre politique. Le cyborg est une image condensée de l’imagination et de la réalité matérielle réunies, et cette union structure toute possibilité de transformation historique. dans la tradition occidentale des sciences et de la politique – tradition de domination masculine, raciste et capitaliste, tradition de progrès, tradition de l’appropriation de la nature comme ressource pour les productions de la culture, tradition de la reproduction de soi par le regard des autres – la relation entre organisme et machine fut une guerre de frontière…
Ce chapitre est une plaidoirie et pour le plaisir à prendre dans la confusion des frontières et pour la responsabilité à assumer quant à leur construction.
Contrairement au monstre de Frankenstein, le cyborg n’attend pas de son père qu’il le sauve en restaurant le jardin originel; c’est-à-dire ne lui fabriquant une compagne hétérosexuelle, en faisant de lui un tout fini, une cité, un cosmos. Le cyborg ne rêve pas d’une communauté établie sur le modèle de la famille organique, mais il n’en a pas pour autant un projet œdipien. Le cyborg ne reconnaîtrait pas le jardin d’Éden, il n’est pas fait de boue et il ne peut rêver de retourner à la poussière. C’est peut-être pour cela que je veux voir si les cyborgs peuvent subvertir l’apocalypse du retour à la poussière nucléaire engendré par la compulsion obsessionnelle à nommer l’Ennemi.
D’un autre point de vue, le monde cyborgien pourrait être un monde de réalités corporelles et sociales dans lesquelles les gens n’auraient peur ni de leur double parenté avec les animaux et les machines, ni des idées toujours fragmentaires, des points de vue toujours contradictoires. La lutte politique doit prendre en compte ces deux perspectives à la fois car chacune d’entre elles révèle et les rapports de domination et les incroyables potentialités de l’autre.
(…) je rêve (…) d’une sorte de société cyborgienne s’engageant à construire une forme politique qui tienne véritablement ensemble sorcières, ingénieurs, anciens, invertis, chrétiens, mères et léninistes pendant suffisamment de temps pour désarmer l’État.
Apprendre à réaliser une unité poético-politique sans s’appuyer sur une logique d’appropriation, d’incorporation et d’identification taxinomique, voilà ce que King, comme Sandoval, proposent.
Les féministes cyborgiennes doivent prouver que “nous” ne voulons plus trouver de matrice unitaire dans une quelconque nature, et qu’aucune construction n’est jamais complète. L’innocence, et son corollaire, vouloir que seule la position de victime permette l’objectivité, ont fait suffisamment de dégâts.
Nous avons tous été colonisés par ces mythes de l’origine et leur espoir d’une apocalypse rédemptrice.
Peut-être qu’ironiquement, notre fusion avec les animaux et les machines nous enseignera comment ne pas être Homme, l’incarnation du logos occidental.
Il ne s’agit pas seulement de déconstruction littéraire, mais de transformation liminaire. Toute histoire qui commence avec l’innocence originelle et privilégie le retour à la totalité imagine que le drame de la vie est l’individuation, la séparation, la naissance à soi, la tragédie de l’autonomie, la chute dans l’écriture, l’aliénation; c’est-à-dire la guerre, tempérée par un répit imaginaire dans le sein de l’Autre. Ces histoires ont une trame qui obéit à une politique de reproduction : renaissance sans défauts, perfection, abstraction. Dans cette trame, le femmes s’en tirent mieux, ou moins bien, selon les cas, mais toutes ces histoires disent toujours que les femmes ont un moi moins fort, une individuation moins marquée, une plus grande fusion avec l’oral, avec la Mère, et moins d’intérêt pour l’autonomie masculine. Mais il existe une autre voie qui mène à ce même détachement de l’autonomie masculine, un autre chemin qui ne passe ni par la Femme, ni par le Primitif, ni par le Zéro, ni par le Stade du Miroir et son imaginaire. Il traverse les femmes et les autres cyborgs illégitimes du temps présent qui ne sont pas nés de la Femme, qui refusent l’aide idéologique du statut de victime afin de vivre une vie réelle.
Nous sommes en train de vivre le passage d’une société industrielle et organique à un système d’information polymorphe.
Les dichotomies qui opposent corps et esprit, organisme et machine, public et privé, nature et culture, hommes et femmes, primitifs et civilisés, sont toutes idéologiquement discutables. (…) tout fait aujourd’hui l’objet de ces dispersions et connexions polymorphes presque infinies. Et cela a d’importantes conséquences pour les femmes, comme pour d’autres, des conséquences elles-mêmes très différentes les unes des autres selon qu’elles s’appliquent à des gens différents les uns des autres. A cause d’elles, nous avons du mal à imaginer les puissants mouvements d’opposition internationales qui sont, justement aussi à cause d’elles, devenus si essentiels à la survie. Une des principales voies de la reconstruction de la politique féministe socialiste de science et de technologie, et en particulier des systèmes mythiques et sémantiques qui structurent nos imaginaires. Le cyborg est un moi postmoderne individuel et collectif, qui a été démantelé et réassemblé. le moi que doivent coder les féministes.
Nous avons besoin de régénération, pas de renaissance, et le rêve utopique de l’espoir d’un monde monstrueux sans distinction de genre fait partie de ce qui pourrait nous reconstituer. (…) L’imagerie cyborgienne ouvre une porte de sortie au labyrinthe des dualismes dans lesquels nous avons puisé l’explication de nos corps et de nos outils. C’est le rêve, non pas d’une langue commune, mais d’une puissante et infidèle hétéroglosse. C’est l’invention d’une glossolalie féministe qui glace d’effroi les circuits superévangélistes de la nouvelle droite. Cela veut dire construire et détruire les machines, les identités, les catégories, les relations, les légendes de l’espace. Et bien qu’elles soient liées l’une à l’autre dans une spirale qui danse, je préfère être cyborg que déesse.
Donna Haraway, Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle
Tous les composants du désir sont paradoxaux et dangereux, et leur combinaison est à la fois contradictoire et inévitable.
Nous ne voulons pas représenter le monde avec une théorie pour qui les pouvoirs sont innocents, où le langage et les corps échouent dans la béatitude d’une symbiose organique. Nous ne voulons pas plus théoriser le monde, et encore moins y agir, en termes de Systèmes Globaux, mais nous avons vraiment besoin d’un réseau de connexions à l’échelle planétaire, où s’exerce la capacité à traduire partiellement des savoirs entre des communautés très différentes – et au pouvoir différent.
Il nous faut apprendre dans nos corps (…). Alors, de façon moins perverse qu’il n’y paraît, l’objectivité s’affirme comme une affaire d’encorporation particulière et spécifique, et plus du tout comme la vision mensongère qui promet de s’affranchir de toutes les limites et de la responsabilité. La morale est simple : seule la perspective partielle assure une vision objective. Il s’agit d’une vision objective qui engage, plutôt qu’elle ne referme, le problème de la responsabilité lié à ce que créent toutes les pratiques visuelles. Une perspective partielle peut être tenue responsable autant des monstres prometteurs que des monstres destructeurs qu’elle engendre.
Le relativisme est le double parfait de la totalisation dans les idéologies de l’objectivité; ils dénient tous les enjeux de localisation, d’encorporation, et la perspective partielle; ils rendent tous les deux la clairvoyance impossible. Relativisme et totalisation sont tous les deux des “trucs divins” qui promettent une vision depuis partout et nulle part de manière égale et entière, mythes communes de la rhétorique qui investit la Science.
Le moi divisé et contradictoire est le seul qui puisse interroger les positionnements et être responsable, le seul qui puisse composer et faire correspondre les conversations rationnelles et les rêves fantastiques qui changent l’Histoire. L’image privilégiée des épistémologies féministes c’est la division, pas l’être. La “division” dans ce contexte est celle des multiplicités hétérogènes qui sont nécessaires et ne peuvent se laisser caser dans des créneaux isomorphes ou des listes cumulatives. (…) Le moi connaissant est partiel dans toutes ses manifestations, jamais fini, ni entier, ni simplement là, ni originel; il est toujours composé et suturé de manière imparfaite, et donc capable de s’associer avec un autre, pour voir avec lui sans prétendre être l’autre. Voilà ce que promet l’objectivité : un scientifique averti ambitionne une position subjective non pas d’identité, mais d’objectivité; c’est-à-dire, une connexion partielle.
Donna Haraway, Ecce Homo
L’Humanité est une figure du modernisme, et cette humanité-là possède un visage universel. Le visage donné à l’Humanité a été celui de l’homme. Le visage d’une humanité féministe doit revêtir d’autres formes, d’autres gestuelles, et je crois que nous devons nous doter d’une représentation féministe de l’humanité. Mais celle-ci ne peut être un “homme” ou une “femme”; elle ne peut être cet humain que le grand récit moderne a mis en scène comme un universel. Les figures féministes ne peuvent avoir de nom. Elles ne peuvent pas être originelles. L’humanité féministe doit à la fois résister à la représentation, à la figuration trop littérale et doit faire surgir de puissants tropes, de nouvelles figures de discours, de nouvelles voies de l’Histoire. A ce moment critique, lorsque toutes nos métaphores sont usées, nous avons besoin de voix inspirées. Cet essai raconte l’histoire d’une voix qui pourrait incarner la condition nécessaire et d’emblée auto-contradictoire, d’une humanité non générique.”
Je commence par une relecture de Jésus et Sojourner Truth sous l’image de tricksters occidentaux, parties prenantes d’une tradition de l’humanisme judéo-chrétien, riche, piégée, ancienne et en constante réinterprétation et je conclus en me demandant comment les récentes théories féministes ont élaboré des figures postcoloniales, non-universalisantes et irréductiblement singulières de la subjectivité, de la conscience et de l’humanité. Et ce non pas dans la sacralisation du Même mais à travers une pratique réflexivement critique de la “différence”, où le ‘je’ et le ‘nous’ ne sont jamais identiques à eux-mêmes, et peuvent ainsi espérer entrer en connexion.
Comment l’humanité peut-elle donc se représenter en dehors du grand récit humaniste et quel langage une telle figure parle-t-elle?