L’arrière-pensée

Elle rôde sous le front, butée comme une prophétie de novembre.

Même taiseuse, tu entends ses menaces.

Elle se croit de haute tenue.

Elle vole large, la rapace, elle accapare tout.

Pourtant, tu crois encore que tu peux la faire mentir.

Tu décides de tes vices et vertus en jouant aux dés.

Ton épouse est capricorne, ton amante scorpionne.

Tu marches toujours du même côté des rainures entre les dalles.

Tu as ce geste si particulier – ta main qui balaie l’air comme un frelon – quand tu croises une gitane borgne.

Mais quand elle te parle, elle, dans les replis de ta cervelle, tu bombes le torse et tu crânes.

« Arrête avec tes conneries », tu lui dis (et même si tu le dis dans ta tête, nous qui t’observons, on voit que quelque chose se joue en toi, de sérieux, presqu’un combat).

Tu t’emballerais quasiment, tu en viendrais à la défier : « Tu ne m’auras jamais ! ».

ça te sort presque de la bouche, ces mots-là, auxquels tu crois, oui dur comme fer, comme l’enfant pris la main dans le sac qui jure, ce n’est pas lui, non, non, non et non, comment peut-on croire, il crie à l’injustice, devant tant d’énergie à mentir de bon cœur, qui ne douterait, de sa vue, de son bon sens, de la signification exacte des mots ?

Et toi, comme l’enfant, tu jettes les mots, mais ces mots-là, ils t’éclaboussent de leur ampleur, tu ploies, tu plies, tu comprends : cette fois-ci, la mauvaise foi la mieux armée, ceinturée de bombes jusqu’à l’implosion, n’aura pas le dernier mot.

Toi tu as crié : « Tu ne m’auras jamais. Je suis immortel. »

Et elle, l’antédiluvienne prophétie, a soupiré : « Combien crois-tu qu’ils soient ceux qui ont cru cela avant toi ? Veux-tu que je t’en parle ? »

Quel âge avais-tu quand elle t’a mis KO sans le moindre effort ?

A vrai dire, elle était nonchalante, dans son vieux peignoir de coton jaune, à se limer les ongles, accoudée à la fenêtre d’un immeuble de passe.

Elle t’a mis KO ce jour-là, parce que tu passais là.

Et comme toi, ont été sonné :

ce jeune enfant portant fièrement un cartable rigide sur son dos droit,

cette femme entre deux-âges, entre deux bonheurs, entre deux options de repas pour le soir,

cet homme sinistre, abonné au gris en toutes choses,

cette jeune fille rieuse, faite pour la lumière et la joie,

cette alcoolique, mère biologique de trois chiens, traînés en laisse depuis une décennie,

ce vieux salopard libidineux, coupable de bien des crasses, derrière sa face lisse de carême.

Peu importe, chacun y passe, chacun est vaincu tôt ou tard par la crotale, l’arrière-pensée et son effluve de moisi.

Tôt ou tard, on prend peur, car – et ça vient toujours soudainement, qu’on soit dans les limbes – fœtus tranquille flottant encore dans son amniotique – ou déjà la cheville dans la tombe (est-ce une chance pour ceux-là que coïncident carrément la peur de et la raison de la peur?) – tous, un jour, on comprend (et la signification du mot comprendre est à méditer également) la loi première tatouée dans la charte de notre ADN : tu es mortel.

Après, tu continues comme avant.

Seulement, voilà, parfois, de temps en temps, souvent, tout le temps, tu as des images qui se subliminalisent entre ton aujourd’hui et ton a-venir.

Tu regardes le plongeoir, tu vois la noyade.

Tu regardes l’enfant, tu vois la crèche mitraillée par une folie qui s’annihile.

Tu regardes la route des vacances, tu vois la voiture en feu, portières bloquées.

Tu regardes le téléphone, tu vois l’infirmier qui déchiffre un diagnostic sur un papier jaune.

Tu regardes la mer, tu vois l’écume de la vague où s’échoue les naufragés.

Tu regardes la foule bruissante de vies, et tu vois le silence, ses vapeurs bleutées sorties des trous creusés par les absences.

Tu es devenue celle-là, celui-là, qui craint.

Qui redoute.

Qui guette.

Qui attend.

Qui s’effroie.

Tu as froid.

Tu es froid.

Déjà.

Voilà.

Pourtant.

Comme vous dire cela ?

Il se pourrait que.

On pourrait imaginer si.

Il suffirait de.

Peut-être bien.

L’arrière-pensée

Voudrait juste

Danser.

Un tango.

Une bourrée.

Un cha-cha-cha.

Tenter un pas de deux entre sa certitude à finalité unique

Et vos jours aux minutes éphémères.

Peut-être bien.

Je vous demande cela, juste cela.

Serait-il possible d’y penser, seulement cela.

De l’envisager.

Et quand elle viendra, l’arrière-pensée, en traître par derrière, sournoise comme une vieille vachère,

faites volte-face, proposez-lui une valse, et faites tourbillonner ses prophéties mortelles jusqu’à ce qu’elles perdent la tête, elles ne disparaîtront pas, mais elles vous devront une ivresse heureuse, et je veux croire – je me permets de vous confier que je l’ai vu, réellement, parfois – que cette danse par-dessus la peur les fait revenir un peu, ceux qui sont déjà partis, ils viennent se pencher sur vos épaules enlacées, et rient car, enfin, se creusent des galeries entre leur chez-eux et notre ici-bas.

©Catherine Pierloz – 13 janvier 2020

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