Sur Anne Akhmatova – Nadejda Mandelstam

Anna Akhmatova – novembre 1961, à l’hôpital,

Nous sommes quatre…

… et j’ai renoncé ici à toute chose,
Renoncé à tous les biens terrestres.
L’esprit, le gardien de ces lieux,
N’est qu’une branche de bois mort.

Dans cette vie nous sommes tous en visite,
Vivre, c’est juste une habitude,
Je crois entendre dans l’espace aérien
Deux voix qui s’interpellent.

Deux ? Mais voici près du mur côté est,
Dans de robustes buissons de framboises,
Une branche de sureau sombre et fraîche —
C’est une lettre de Marina.

Les deux voix sont celles de Ossip Mandelstam et Boris Pasternak


Chacun peut déchiffrer l’expérience de sa propre vie, mais rares sont ceux qui veulent le faire.


Anna Akhmatova redoutait plus que tout les gens qui ne connaissent pas la peur. Dans les conditions de vie qui sont les nôtres, ce sont les plus dangereux. Quelqu’un qui n’a pas connu la peur est dépourvu de résistance. Si une personne de ce genre tombe entre leurs pattes, elle peut, par bêtise, causer la perte de toute sa famille, de ses amis et d’inconnus.


A nos yeux, celui qui ne connaissait pas la peur était pire qu’un provocateur. Avec un provocateur, on peut ruser, il comprend de quoi il retourne, tandis que celui-là vous regarde de ses yeux candides, et il est impossible de le faire taire.
De nos jours, seule la peur faisait de nous des êtres humaines, mais uniquement à condition qu’elle n’entraîne pas une vile lâcheté. La peur était un principe organisateur, et la lâcheté un pitoyable abandon de ses positions. Cela, nous ne pouvions pas nous le permettre et à vrai dire, nous n’avons pas connu une telle tentation.


J’ai été tel un fleuve,
Détournée de mon cours par un temps sans pitié.


La simplicité, ce n’est pas un concept, et au fond, cela ne correspond à rien qui soit doté du signe “plus”. Cela n’entraîne que des éléments de nature négative : un appauvrissement de la structure tant intérieure qu’extérieure, le rejet de la multiplicité des strates et des propriétés fondamentales de la langue et de la pensée – ce qu’elles ont de métaphorique et de symbolique. “La simplicité”, c’est le souci du consommateur, autrement dit du lecteur, (…), et surtout des autorités qui ont tellement horreur de se compliquer la vie avec d’inutiles profondeurs si celles-ci ne sont pas directement liées à leurs fonctions dirigeantes.
“Écrivez avec simplicité, comme Pouchkine!” est une invention stupide de paresseux qui ne comprennent pas Pouchkine lui-même, et qui pousseraient des hurlements si un nouveau Pouchkine se présentait.


A.A. s’étonnait toujours du manque de rigueur des gens, de la façon dont ils déforment les faits dans leurs récits, des altérations qu’ils font subir aux événements qu’ils relatent. Elle exerçait son intelligence en essayant de découvrir les lois générales qui régissent ces déformations et ces altérations. Elle décortiquait chaque récit et chaque commérage, elle en isolait les ingrédients et mettait en évidence les éléments sur lesquels se construisent toutes sortes de dérives par rapport à la vérité.


De tout ce que nous avons connu, le plus fondamental et le plus fort, c’est la peur et son dérivé – un abject sentiment de honte et de totale impuissance.


 

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