Tea Time, Karen Blixen & Kenneth White

Où l’on précise sa position par le biais d’une tierce personne, absente

Kenneth White enfourna une poignée d’amandes dans sa bouche et n’attendit pas d’avoir fini de mâcher pour se lancer dans son commentaire après que le dernier intervenant eût terminé sa longue tirade passablement confuse à propos de l’infidélité à ses amis dont Philippe Petit s’était rendu coupable après son exploit, que l’intervenant qualifiait de vanité sur-égotique.

“C’est une erreur de parler d’infidélité dans ce cas-ci”, postillonna Kenneth White, “Philippe Petit a été saisi par un hybris érotique à la mesure du vide sur lequel il venait de marcher. On ne demande pas à un homme qui vient de terrasser son géant de rentrer sagement au bercail. L’artiste est un être érotique.”

Karen Blixen fixait Kenneth White de ses grands yeux sombres, et quand elle parla le rauque de sa voix semblait descendu d’une octave.

“Aucun être humain ne peut devenir artiste s’il ne possède pas une vanité hors du commun. La vanité – soit la propension à faire grandiosement ce qui ne sert à rien – est le cadeau de naissance d’un Dieu. Philippe Petit a cédé à sa vanité. Et c’est la preuve qu’il venait d’agir en artiste.”

“Je partage avec vous Karl Kraus, mais pour ce qui est des dieux, vous connaissez à présent mon avis”, dit en riant Kenneth White. “La vanité qui me sert de socle je l’ai reçue par héritage génétique de mes ancêtres écossais. Elle me coule dans le sang comme du bon whisky.”


Où le tea-time vire à l’apéritif

“Je suis profondément pour le spectacle dans une société qui le refuse”, affirma Karen Blixen en regardant pensivement son verre de champagne vide. “Le spectacle doit être une tumeur pour une société dont la bonne santé écrase toute velléité au désastre. Le spectacle c’est toujours l’irruption du mal pour sauvegarder le bien qui tend vers son enkystement.”

“Le spectacle, dans 90% des cas, c’est du bruit et de l’agitation”, continua Kenneth White en regardant pensivement son verre de whisky vide. “Je préfère regarder dans l’autre direction. Partout des affiches me donnent des ordres : « C’est ici ce qu’il y a à voir ! « . Alors je me détourne et je regarde ailleurs. C’est là le vrai spectacle : la mouette rosée qui se pose sur un rocher devenu île à cause d’une marée haute.”

“Oui”, murmura Karen Blixen rêveuse, “depuis mon premier vol avec Finch Hatton, je sais ce qu’est un spectacle et je ne puis plus utiliser ce mot à la légère.”


Où pointe le pugilat

“Pour un écrivain, la plus grande faute consiste à s’identifier à ses personnages. Comment voulez-vous ensuite les tenir ? Il ne faut jamais laisser un personnage prendre le dessus sur soi. Nous sommes le démiurge. Ils doivent nous obéir au doigt et à l’œil. Qu’en pensez-vous Kenneth White ?”, demanda Karen Blixen à son interlocuteur qui s’était levé pour faire quelques pas.

“Oh moi je ne m’encombre pas de personnages. Je parle de la réalité. Je sais qui je suis. J’ai assez travaillé à cette question. Je n’ai pas besoin de substituts imaginaires pour me sonder.”

“Vous voyez”, tonna Karen Blixen, à destination d’une jeune autrice à la mode qui passait par là, “un auteur n’a pas besoin de se dédoubler dans ses personnages. Si vous jugez bon de travailler avec des personnages, dirigez-les afin qu’ils servent vos propos. N’embarrassez pas le monde avec vos problèmes non-résolus.”


Où se tente une conciliation

“Je ne sais pas ce qu’est un artiste. Je sais qu’il y a des gens qui travaillent et d’autres qui s’agitent. C’est tout.”

Kenneth White se tut, boudeur.

Karen Blixen reprit la parole comme si elle s’adressait à une classe de petits enfants.

“L’artiste est celui qui fait un pacte avec le démon. Qui est ce démon pour chaque société ? Je ne le sais pas. Mais ce qui est sûr c’est que l’artiste pactise avec le démoniaque. Il est l’élément qui dynamise un monde en le remettant sans cesse en mouvement, en le basculant par-dessus ses propres vides.”

“Je le dirais autrement”, bougonna Kenneth White, “l’artiste est celui qui amène un nouveau champ en dégageant le fatras qui bouche l’horizon.”


Où le mot de la fin offre satisfaction à chacun

“L’air c’est le lieu où réside l’inspiration”, déclara Karen Blixen en ajustant son turban. “On ne peut être artiste si on n’a pas un rapport personnel au ciel, aux grands espaces ou aux lieux de courants d’air.”
Ce à quoi répondit Kenneth White, péremptoire et sympathique comme à son habitude : « Je suis moi aussi sensible au vent, mais je refuse d’y voir un symbole, de l’associer à une imagerie poussiéreuse issue de la religion ou pire d’un ésotérisme incertain. Le vent est un phénomène météorologique qui naît de la collusion de masses d’air chaud et froid. »
“C’est bien ce que je dis”, objecta Karen Blixen en soufflant la fumée de sa cigarette, “il n’existe pas de verbe qui puisse circuler si on ignore en soi les courants froids qui remontent de nos faces nord et les courants qu’on a réchauffés à nos besoins de renommée”.

©Catherine Pierloz – 2017

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