Elle se pencha sur le monde et le regarda d’un œil critique.
Elle flottait dans les limbes durant ce laps de temps où est encore possible tout renoncement.
Elle flottait à la frontière entre deux états comme tant d’autres en même temps, avant et après elle.
Elle vit ce qu’elle aurait à traverser, elle ne l’aima pas nécessairement, mais elle choisit néanmoins de s’y incarner.
C’est ainsi qu’elle naquit, le front barré d’un pli réprobateur.
On ne la trouva pas mignonne.
Elle n’était pas là pour ça.
Elle avait choisi de venir parce que ce serait difficile et parce qu’elle avait vu, de la hauteur lointaine où elle flottait hors de toute forme, une aube se lever sur le Fujiyama.
Elle savait que le sommet de ce Mont serait son Graal.
Naturellement, elle ne se souvenait pas formellement de ce pacte, établi avec la vision absolue qu’elle avait d’elle-même.
Nouvellement née, elle était incapable d’en formuler la moindre bribe.
Mais la ligne qui barrait son front était le signe – pour ceux qui savaient les voir – qu’elle n’était pas arrivée là par insouciance ou désir de distraction.
Son affaire était sérieuse.
Ce ne serait pas une enfant enjouée.
Ce ne fut pas une enfant enjouée.
Elle mit mal à l’aise ses premières nourrices.
On la trouva hautaine.
On la disait donneuse de leçon.
Qui était-elle pour se permettre ainsi de juger ?
Car elle jugeait.
C’était un aspect désagréable de sa personne.
Elle jugeait les actes et méprisait les déclarations d’intention.
Elle déposait ses yeux clairs sur les autres, chaque autre qu’il lui était donné de rencontrer, et ne les détournait qu’après avoir sondé, aussi loin que l’épée de son intuition le lui permettait, leurs tréfonds sombres.
Ils détournaient d’elle leur regard, car sans en prononcer un seul, elle leur renvoyait dans la face ce mot soufflé qu’ils auraient tout donné pour éviter : lâche !
Le monde avait changé.
Comme un vélo qui a pris de la vitesse et continue à avancer sans qu’il soit besoin d’encore pédaler.
Les dieux s’étaient retirés (depuis le temps qu’ils menaçaient de le faire), et le monde continuait sur sa lancée, mine de rien, épargné par la transcendance, et triste sans pouvoir en déterminer la cause.
Ils en parlaient tous, mais aucun n’en mesurait les conséquences.
Ils tournaient autour du pot dans d’interminables débats qui les laissaient vides et mécontents.
L’irrésolution était à la porte de tous leurs questionnements.
Elle restait la seule à se taire.
Elle avait fait vœu de silence presque immédiatement après avoir prononcé ses premiers mots.
A nouveau, il n’y avait nulle conscience dans cette décision, mais pur instinct d’imitation, qui n’est que la manière de s’exprimer des êtres qui se cherchent encore une voix propre.
Elle était entourée de ses trois nourrices (elle venait d’un monde où l’enfance se déroule ainsi, environnée d’étrangères aux seins lourds et fermes), assise dans le parc quotidien, au pied d’un arbre dont plus personne ne prenait le temps d’admirer la magnificence, un de ces arbres millénaires qui avait échappé – Dieu sait comment – à la furie protectrice des décennies passées (où tout ce qui semblait issu d’un miracle de la nature devenait systématiquement susceptible de subitement se transformer en assassin d’hommes).
Sous cet arbre était assise une nonne, dans la plus stricte apparence d’une nonne, cornette blanche et robe noire.
Elle lisait, très concentrée.
Quand la fillette se planta devant elle, et l’interpella dans son babil énigmatique et naissant, la nonne se contenta de relever la tête, de fixer la fillette avec un sourire d’une infinie tendresse, et de porter son index à ses lèvres dans un geste dont le sublime marqua l’enfant au fer blanc.
A partir de ce moment, et jusqu’à sa majorité, elle ne fit que répéter ce geste quand on tentait de la faire parler par tout un appareillage compliqué de questions intrusives et d’ordres à peine déguisés.
Ce fut une merveilleuse école.
Elle observa beaucoup.
Elle décela ce que personne ne voyait, trop préoccupés qu’ils étaient à ciseler leurs réparties.
Elle constata que le langage contribuait à opacifier le monde.
Elle resta à ce stade lumineux, entre l’animal et l’humain, où l’accès refusé à la parole ouvre au monde.
Elle devina d’autres langages dont les germes étaient condamnés à rester immergé sous les tentacules tyranniques d’une culture majoritaire.
Elle entendait des voix qui circulaient sous terre par les racines.
Pas un instant, elle ne songea à écrire à leur propos, ou à en faire un film, ou à peindre les traces qu’ils laissaient dans son imaginaire.
Autrement dit, elle ne fut jamais tentée de déposer son empreinte dans le brouhaha du monde.
La plus grande partie de sa vie, elle se contenta d’écouter.
Et de collectionner des représentations du Mont Fuji.
Quand elle eut atteint l’âge d’hériter, elle refusa son héritage, et remit ses compteurs à zéro.
Elle écrivit une lettre de remerciements aux nourrices qui s’étaient alternées à ses côtés et s’estima libérée de tout devoir de reconnaissance.
Elle avait grandi dans une propriété, vaste et au luxe suranné, qu’elle n’avait quitté que pour ses promenades quotidiennes au parc.
Le monde était devenu incertain et ceux qui en avaient les moyens protégeaient leurs enfants en ne les exposant pas à une réalité dévoyée contre laquelle il était devenu impossible de s’opposer.
Elle découvrit le monde âpre sans s’en étonner – elle avait tant et tant écouté les adultes discuter autour des grandes tablées.
Elle partit directement au Japon.
Et elle arriva au pied du Mont Fuji le jour même où treize mille militants écologiques s’y firent hara-kiri dans une cérémonie grandiose à la chorégraphie parfaitement synchrone et maîtrisée.
Elle en resta troublée.
Surtout lorsqu’elle apprit que tous, ils venaient de faire le pèlerinage du Mont Fuji.
Ils venaient de voir l’aube se lever au sommet de la montagne et en étaient revenus remplis d’assez de courage pour reproduire ce spectacle millénaire, spectacle définitif et sans répétition.
Elle ne put s’empêcher de penser : « Oui, mais ils ne trouvèrent le courage qu’environnés de treize mille. »
Et elle ne les admira pas.
Elle dormit cette nuit-là dans une auberge rescapée d’un film de Miyazaki.
Une vieille femme en soquette de bois claudiquait dans une grande salle où des japonais mangeaient sans bruit en ouvrant des bouches gigantesques.
Elle dormit sur un futon dans une chambre sobre avec une dizaine d’autres personnes.
Elle rêva d’un mage qui portait un chapeau haut surmonté d’une fleur à grande tige vacillante.
Ce mage sautillait devant elle en l’invitant à le suivre.
Il escaladait avec entrain une pyramide de verre.
A chaque pas, elle glissait et ne parvenait pas à progresser.
Alors le mage se tourna vers elle, décréta qu’elle n’était pas encore prête, ouvrit une porte dans le flanc de la pyramide et l’y enferma dans une petite pièce éclairée par trois bougies.
Ce rêve l’humilia beaucoup, elle avait toujours été orgueilleuse et devait s’être, dès l’enfance, sentie prête pour une grande initiation.
Cependant elle avait appris à se fier aux rêves, comme à tous les langages silencieux.
Elle se mit en quête d’une pièce éclairée par trois bougies.
Comme elle avait faim, qu’elle avait dépensé son maigre magot pour le voyage vers le Japon et sa nuit en auberge, elle chercha aussi un travail.
Pour la première fois, elle se rendit compte que les pièges tendus aux idéaux absolutistes étaient nombreux et redoutables.
Elle crut perdre son âme rien qu’en serrant la main de celui qui faillit devenir son premier employeur.
Son corps se tendit, elle sourit, alors qu’elle ne le faisait jamais sans raison sincère.
Elle prit ce signe pour ce qu’il devait être.
Le danger était là, féroce et invisible.
Elle prit la fuite.
Elle trouva refuge, et de quoi subsister, chez un libraire, vieux comme ses livres, dans un quartier déshérité d’une province du nord de l’île.
Dans l’arrière-boutique, une sorte de courette, poussait un arbre somptueux.
La petite clochette de la porte de la librairie sonnait souvent.
Ceux qui entraient avait leurs habitudes auprès de l’arbre, ils traversaient la boutique en ignorant les livres, et venaient déposer toutes sortes d’offrandes dans le creux des racines.
A chaque cadeau était attaché un petit billet de papier jauni plié en huit.
La nuit tombée, le vieux libraire détachait ses billets et les emmenait avec lui dans un cabinet de l’autre côté de la cour.
Un soir, elle le suivit.
La petite pièce était éclairée par trois bougies.
Alors elle sut qu’elle n’avait rien à craindre et elle se montra au vieil homme qui l’accueillit comme si elle était une brise fraîche qui venait parfumer une nuit moite d’été.
C’était un cabinet de cartographe.
Le libraire lisait les billets déposés au pied de l’arbre, et selon ce qui y était écrit, il transposait sur des cartes qu’il déroulait sur une table usée des formes étranges et belles.
Aidé par un fil qu’il tendait entre deux de ces dessins, il traçait des lignes.
Ensuite il contemplait ce qu’il venait de faire apparaître et poussait des grognements aux significations diverses.
Elle passa 29 ans dans le cabinet aux trois bougies.
On l’a cru perdue pour le monde, retranchée, effarouchée par le premier effroi.
On ricana.
Alors qu’elle fourbissait ses armes.
Avec la patience de celle qui sait que son temps imparti lui sera dû.
Elle ne quittait le petit local que pour s’aérer quelques heures par jour sous le feuillage du grand arbre de la cour.
Elle blanchit précocement.
Elle ressemblait à une vieille.
Cela lui semblait normal, c’était l’âge de son âme.
Elle apprit, aux côtés du vénérable libraire.
Pendant douze ans, il lui enseigna son savoir.
Il faisait ce qu’il avait à faire, il n’avait pas d’autre finalité.
Puis il mourut et elle continua seule.
Seule, elle sortait au crépuscule dans la petite cour et venait détacher les billets accrochés aux racines de l’arbre.
Seule, elle déroulait les petits billets comme des parchemins susceptibles de révéler des indices sur la piste d’un trésor.
Seule, elle découvrait les prières graves, les suppliques timides, les désirs soupirés, les gratitudes enfantines, les récriminations aigres…
Et alors commençait le travail mystérieux.
Elle tenait le billet dans le creux de sa main, et elle écoutait.
Elle écoutait tout ce qui n’était pas écrit.
Elle écoutait les voix qui circulaient sous l’encre.
Elle écoutait comme seuls savent écouter les arbres, avec la tranquillité des grands âges.
Derrière les mots écrits, apparaissaient les endroits où ces vies achoppaient.
Elle sortaient des cartes de derrière les paravents où elles étaient rangées, les étalait sur la table devant elle, reportait aux justes latitudes et coordonnées de ces territoires intimes des signes qu’elle reliait entre eux.
Ne lui restait plus alors qu’à interpréter les dessins générés par ces traits reliés.
Où les chemins s’entortillaient sur eux-mêmes, culs de sac inextricables, elle diagnostiquait les vies qui n’avaient même pas osé essayer être elles-mêmes.
Où les chemins oscillaient entre crêtes et gouffres, elle reconnaissait les tentatives méritantes, parfois avortées, parfois essoufflées, parfois reniées de ceux qui avaient tenté mais n’avaient finalement atteint aucun sommet. Ceux-là avaient contribué à tracer un chemin et leur oeuvre attendait celle de leurs continuateurs.
Où les chemins progressaient avec ténacité hors pistes et sortaient du cadre de sa carte, elle admirait
le courage de ceux qui avaient accompli leur quête personnelle.
Ceux-là étaient extrêmement rares.
Les trois fois où son tracé déborda hors de la carte sur la table en bois, elle en fut émue aux larmes, elle s’était arrêté de travailler et avait rendu grâce à ceux-là qui avaient contribué à fermer une porte derrière eux sur terre et à en ouvrir une autre sur un nouvel horizon.
Mais le plus souvent elle contemplait des cartes aux infâmes gribouillis qui ne témoignaient que de la lâcheté crasse de ceux qui s’empêtraient dans leurs propres contradictions faute de trouver le courage de suivre un chemin personnel à l’issue toujours incertaine, de ceux qui, par peur de l’échec, préférait faire échouer leur vie dans un grand geste fataliste.
Ces cartes-là la plongeaient dans une insondable tristesse.
Et elles étaient toujours plus nombreuses.
Elles témoignaient d’un monde déserté des dieux et des héros, où l’impersonnalité était encouragée parce qu’elle faisait moins peur.
Un soir – cela faisait exactement 29 ans qu’elle était entrée dans la librairie – elle s’endormit au pied du grand arbre.
Elle rêva.
Elle se vit en princesse endormie.
Un mage au chapeau haut surmonté d’une haute fleur à tige vacillante se pencha sur elle et l’embrassa.
Elle se réveilla.
Elle sut que son initiation venait de prendre fin.
Elle revint au pied du Mont Fuji.
L’hiver était coriace cette année-là.
Le chemin qui montait vers le sommet était couvert de glace.
Elle fit ce qu’elle avait à faire, elle mit un pied devant l’autre et commença l’ascension.
Elle était seule.
Aucun pèlerin ne montait dans de telles conditions climatiques.
Souvent la brume montait du sol et effaçait le sentier.
Quand la brume venait à la tombée du soir, et qu’elle allumait un flambeau pour éclairer sa route, elle voyait des silhouettes marcher autour d’elle.
Elles progressaient péniblement, le dos courbé, la tête penchée vers le sol.
Un profond désespoir émanait des ces fantômes.
Elle comprit qu’il s’agissait des treize mille pèlerins qui s’étaient fait hara-kiri.
Elle les écouta.
Elle entendait leurs gémissements.
Et sous les gémissements, une longue plainte qui disait leur peine infinie de ne plus trouver de sens.
Même le Fujiyama leur refusait l’extase de l’âme qu’ils attendaient de tous leurs vœux.
Mais elle savait qu’ils désiraient comme des enfants attendent la becquée, incapables de comprendre que leurs désirs douloureux demandaient leur confiante allégeance et que le premier mouvement devait venir d’eux.
Elle marchait jour et nuit, car c’est ainsi que se réalise un pèlerinage, le corps non-ménagé.
A la dernière aurore la brume leva et elle aperçut, dans une lueur grisâtre, le sommet du Fujiyama.
En même temps les fantômes s’écroulèrent à ses côtés.
Elle ramassa les treize mille fantômes, en fit un ballot plus volumineux qu’elle, le jeta sur son dos et continua sa route.
Elle marcha ensuite dans le jour naissant, le corps ployant sur la glace, étouffée à en suffoquer sous le poids de ces non-vies gémissantes dans leur éternité.
Elle atteignit le sommet en même temps que le soleil levant.
Il n’y a rien à dire de ce qu’elle éprouva.
Il faut résister à la tentation d’éprouver certaines expériences par procuration.
Elle tomba à genoux.
Le ballot tomba de son dos.
Les treize mille fantômes dévalèrent le versant est.
Leurs gémissements se transformèrent en rires aussi léger que l’envol d’étourneaux.
Elle mourut là-haut, à genoux, les bras et les yeux grand ouvert.
©Catherine Pierloz – avril 2018