Ursula K. Le Guin

Le monde de Rocannon – Ursula K. Le Guin

Comment discerner la légende de la réalité ? – planètes sans noms que leurs habitants appellent le Monde, planètes sans histoire dont les mythes se nourrissent du passé, à telle enseigne qu’un explorateur revenant après quelques années d’absence s’aperçoit que ses actions antérieures, sont devenues celle d’un dieu. La déraison assombrit cette brèche creusée dans le temps et annihilée par nos vaisseaux, et dans les ténèbres l’incertitude et la démesure poussent comme des herbes folles.

Aux yeux d’un peuple agressif, seule compte la technologie.

S’ils veulent donner la mort, elle arrive aussitôt, mais la vie va plus lentement… Les miens ? Qui sont-ils ? Je ne suis plus ce que j’étais. J’ai changé ; j’ai bu à la source du Patriarche de la montagne. Et je ne veux plus retourner en un lieu où je pourrais entendre la voix de mes ennemis.

Rocannon se dégagea de la selle et se recroquevilla à terre en se prenant la tête dans les mains. Mais ce qu’il ne voulait plus voir, sans y parvenir, ce n’était pas la lumière mais la nuit, la nuit qui obnubilait son esprit, la certitude, qu’il sentait en sa propre chair, de l’annihilation instantanée d’un millier d’hommes. La mort, la mort partout et toujours, cette mort qui d’un seul coup prenait possession de cet être unique qu’il était, de son corps et de son cerveau.
Il leva la tête, écouta, entendit le silence.

Ceux qu’il voulait espionner, c’étaient ceux qui avaient tué ses amis et rompu la Paix des Mondes. Assis sur l’éperon granitique d’un pic vierge de tout sentier, il cherchait à capter les pensées d’hommes d’une région accidentée située quelques milliers de mètres plus bas, à une distance de cent kilomètres. Murmure confus, babil bourdonnant, afflux de sensations et d’émotions lointaines et troubles. Rocannon ne savait pas comment capter une voix parmi d’autres: leur danse en une multitude de points de l’espace lui donnait le vertige; il écoutait comme fait un nouveau-né, sans pouvoir distinguer, ordonner. Les yeux et les oreilles que la nature nous a donnés doivent apprendre à voir et à entendre, à reconnaître un visage dans la double image d’un monde à l’envers, reconnaître dans un fouillis sonore un bruit intéressant. Le gardien de la source possédait un don que Rocannon ne connaissait que pour en avoir entendu parler sur une autre planète, celui de libérer le sens télépathique. Il lui avait appris comment le circonscrire et le diriger, mais il n’avait pas eu le temps de lui enseigner la pratique. Rocannon sentait son cerveau envahi par des milliers de pensées et de sentiments étrangers qui s’y pressaient en foule, et la tête lui tournait. Dans tout cela rien d’intelligible. Les Angyar, profanes en la matière, donnaient à ce sens un nom qui signifie “entendre en esprit”. Mais qu’entendait-il, lui? Non pas des paroles, mais des intentions, des désirs, des émotions, des phénomènes physiques, affectifs, mentaux, diffusés par de nombreux cerveaux, se brouillant et se chevauchant dans son propre système nerveux, de redoutables accès de peur et de jalousie, des courants de satisfaction, des gouffres de sommeil, un déchaînement vertigineux et martyrisant de pensées et de sensations informes. Et, tout à coup, Rocannon sentit jaillir de ce chaos quelque chose de parfaitement net, il eut la sensation d’un contact plus direct que celui d’un contact d’une main sur sa peau nue. Quelqu’un venait à lui : un homme dont l’esprit avait capté le sien.

 

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