L’homme qui meurt – James Baldwin

Ils se voyaient comme d’autres les avaient vus. Ils avaient été formés par les images fabriquées par ceux qui avaient le plus profondément éprouvé le besoin de les mépriser. L’usage extraordinairement méprisant qui avait été fait d’eux par les autres était le commencement de leur histoire, la clé de leur vie et la pierre angulaire de leur identité ; tout comme ceux qui les avaient brimés, ils voyaient ce que leur histoire leur avait appris à voir. Je ne savais pas alors, et je ne sais pas encore, si l’on parvient jamais à voir davantage. Si l’on y parvient un jour, ce ne peut être que parce qu’on a appris à lire son histoire et résolu de sortir hors du livre.


Jamais, jamais, jamais, j’en fis le serment, avec le souffle de Caleb sur mon visage, ses larmes qui séchaient sur mon cou, mes bras passés autour de lui, jamais je ne pardonnerais à ce monde. Jamais. Jamais. Jamais. Je trouverais une façon de leur faire payer tout cela. Je ferais quelque chose, un jour, à l’un de ces visages mielleux, blancs et stupides, quelque chose qui changerait ce visage pour toujours. S’ils pensaient que Caleb était noir, s’ils pensaient que j’étais noir, je leur montrerais un jour, oui, un jour je leur montrerais ce que c’était exactement que d’être un Noir. Je le jurai. Je le jurai. Je chuchotai ce serment aux cheveux crépus de Caleb. Je maudis Dieu du fond de mon cœur, des fins fonds de mes testicules. Je lui dis qu’il était le plus grand lâche de l’univers parce qu’il n’osait pas se montrer et se battre avec moi, comme un homme.


Et, presque sans m’en rendre compte, je commençai à songer à un truc qui devait m’aider, par la suite, au théâtre : “Leo, me dis-je, tu ne peux pas savoir ce qui va se passer, et tant que rien ne se sera produit, tu ne sauras comment réagir. Tu vas être surpris; alors montre-toi surpris dès maintenant. C’est la seule manière de te préparer.”


Je devais l’affirmer parce qu’il est criminel de conseiller le désespoir. Je devais l’affirmer parce qu’il est toujours possible de croire que si on peut sauver un homme, une multitude peut être sauvée. Mais, en fait, je pensais que les options et les possibilités de Christopher ne pourraient changer que lorsque le cadre actuel de la société serait transformé; et j’étais convaincu que la métamorphose de la société dans laquelle nous étions nés se ferait avec une telle violence que l’explosion nous anéantirait tous, y compris Christopher et moi-même.


Et on ne peut pas vraiment répondre à une question polie parce qu’en fait aucune question n’a été posée.


Il se tut une fois de plus. Je compris qu’il avait envie de pleurer. Je sentais les larmes, quelque part en lui, des larmes qui ne pouvaient pas couler et qui séchaient vite. Je regrettais de ne pas pouvoir tendre la main pour caresser l’endroit où les larmes étaient cachées; caresser cet endroit, le sonder, et laisser sortir les larmes salées et rouges comme du sang. ‘Il y a une fontaine emplie de sang’. Alors son visage aurait changé, et il serait redevenu Caleb. Mais lui ne voulait plus être Caleb.


Il n’allait y avoir que sept représentations, je le savais, mais, dans ce métier, il faut considérer tout projet comme s’il avait la possibilité d’ébranler le monde.


Un homme qui a deux idées en tête n’est jamais de taille à lutter avec un garçon qui ne pense qu’à une seule chose.


Il était impossible de se cramponner au bonheur – le bonheur ne souffrait pas qu’on s’accrochât à lui; et il est criminel de se servir des besoins inconscients et secrets d’un autre être comme un moyen de l’escorter, délibérément, jusqu’à la prison de ses besoins et de l’y enfermer.


– Je ne vous blâme pas, dit Christopher. Vous aviez tous les atouts pour vous. Vous aviez déjà supprimé les neuf dixièmes des Indiens, vous les aviez dépouillés de leurs terres, et maintenant vous aviez tous ces Noirs qui travaillaient pour vous gratis , et vous n’avez pas voulu qu’un nègre de Walla Walla puisse parler à un nègre de Boula Boula. S’ils avaient pu se parler, ils auraient peut-être réussi à trouver un moyen pour vous couper la tête et se débarrasser de vous. – Il sourit – Vous pigez. – Alors vous nous avez donné Jésus. Et vous nous avez dit que c’était Dieu qui voulait que nous halions les chalands et que nous nous coltinions les balles de coton, pendant que vous étiez en train de vous enrichir, bien calés sur vos grandes fesses blanches.


 

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