
Dans notre classe aussi, comme dans beaucoup d’autres, il y avait un souffre-douleur, un gros garçon incroyablement timide qui rougissait et transpirait pour un rien, qui ne savait pas réagir aux offenses et était l’objet de cette cruauté inconsciente mais non moins coupable pour autant qui existe en chacun de nous et qui, si elle n’est pas contenue par les tables précises d’un loi imposée du dehors ou du dedans, s’acharne, sans même s’en apercevoir, sur celui qui se trouve vulnérable à ce moment-là.
Aucun d’entre nous n’était innocent à son égard, et aucun d’entre nous ne se sentait coupable. Un jour, pendant que Trani nous apprenait avec des gestes de théâtre la conjugaison des verbes forts, le voisin de table du garçon en question, un certain Sandrin, lui prit soudain son stylo et le cassa en deux. Je revois encore le visage de la victime rougir et se couvrir de sueur, ses yeux se remplir de larmes, sous le double effet de l’humiliation et de la conscience de n’être pas en mesure de réagir. Interrogé par le professeur sur les mobiles de son geste, Sandrin répondit : “J’étais énervé… Et moi quand je suis énervé, je ne me contrôle plus… Faut vous dire, je suis comme ça, c’est mon caractère.” A notre grande surprise – et pour la joie de l’agresseur et l’humiliation renouvelées de l’agressé – Trani répliqua : ” D’accord, tu ne pouvais pas faire autrement, tu es comme ça, c’est ton caractère, on ne peut pas t’en tenir rigueur, c’est la vie”, et il reprit son cours. Un quart d’heure plus tard, il commença à se plaindre de la grosse chaleur, à desserrer sa cravate et à tirer sur son gilet, à ouvrir et à refermer à grand bruit la fenêtre, à dire qu’il avait les nerfs à fleur de peau, jusqu’à ce que, simulant une crise de rage, il se précipite sur les plumes, les crayons et les cahiers de Sandrin, le brisant, les déchirant, les envoyant en l’air et sur le sol. A la fin, feignant de se calmer, il se tourna vers Sandrin : “Excuse-moi, mon ami, j’ai eu un moment d’énervement, je suis comme ça, c’est mon caractère, je n’y peux rien, c’est la vie…”, et il repartit sur les verbes forts.
C’est depuis ce jour que j’ai compris que la force, l’intelligence, la stupidité, la beauté, la lâcheté, la faiblesse sont des situations et des rôles qui, tôt ou tard, incombent à tous. Celui qui fait tort à autrui en invoquant la fatalité de la vie ou de son caractère se retrouve une heure ou une année plus tard victime au nom des mêmes raisons indicibles. La même chose arrive aux peuples, avec leurs vertus, leurs splendeurs et leurs décadences. Un fonctionnaire du Troisième Reich employé à la solution finale aurait eu beaucoup de mal à imaginer qu’à quelques années de là les Juifs créeraient un État très fort et très efficace sur la plan militaire. Bratislava, capitale toujours vivante d’un petit peuple si longtemps écrasé, fait aussi surgir dans l’esprit ces souvenirs et ces pensées, et jusqu’à cette lointaine leçon de justice.
Mémé Anka est ce que Faust de Lenau, en vain, désirait être : vitalité pure, démoniaque parce que paisiblement inaltérable, épique comme la nature. A quatre-vingts ans, elle a l’énergie et la vivacité de la jeunesse. Elle regarde la vie de haut, avec des yeux ronds d’oiseau de proie, comme seul peut la regarder celui qui est bien campé sur la terre qu’il possède et qui voit, en se mettant à sa fenêtre, non pas ses petites misères personnelles et autres nuances d’états d’âme crispés, mais bien les champs, les bois et le cours des saisons.
Je suis sur le delta ; odeurs, couleurs, reflets, ombres changeantes sur le courant, lueur d’ailes dans le soleil, vie liquide qui s’écoule entre les doigts et nous oblige à éprouver, même en ce jour faste où nous sommes sur le pont du bateau comme un roi homérique sur son char, toute notre inaptitude à percevoir, l’atrophie millénaire de nos sens, d’un odorat et d’une ouïe incapables de saisir les messages qui arrivent de chaque touffe frémissante, divorce ancien d’avec l’élément fluide, fraternité perdue et refusée. […] Un cormoran vole le bec grand ouvert, tendu en avant, tel un oiseau préhistorique au-dessus du marais des origines, mais le chœur immense du delta, avec ses basses continues et profondes, n’est pour nos oreilles qu’un chuchotement que nous ne réussissons plus à saisir, le murmure d’une vie qui disparaît sans qu’on l’ait écoutée.
Alors c’est tout ? Après trois mille kilomètres de film on se lève, on quitte un instant la salle pour chercher le vendeur de pop-corn, et on prend par distraction une sortie de secours, par-derrière. Il y a peu de gens, et ils sont pressés de s’en aller, car il est déjà assez tard, et le port se vide. Mais le canal s’écoule, léger, tranquille et sûr de lui, vers la mer, et il n’est plus canal, endiguement, Régulation, mais tout simplement un fleuve qui s’ouvre et s’abandonne aux eaux et aux océans du monde entier, et aux créatures qu’ils recèlent en leurs profondeurs. «Fa che la morte mia, Signor, la sia comô I’ scôre de un fiume in t’el mar grando», dit un vers de Biagio Marin. Fais, Ô Seigneur, que j’entre dans la mort comme le fleuve se jette à la mer.