En guise d’invitation – Marcelle Delpastre

CE QUE ÇA  DIT, littéralement et dans tous les sens… Est-il besoin d’être Rimbaud?

Le monde est plein de gens qui se demandent ce qu’a voulu dire le poète. Or, ce qu’il a voulu dire, qui peut savoir? Lui seul le sait, lui-même est seul à savoir, et encore l’a-t-il probablement oublié. A la vérité, ce qu’il a voulu dire est sans importance. Sans aucune importance.

Reste ce qu’il a dit.

Ce qu’il a dit dans les mots qu’il a dits, et entre les mots qu’il a dits. Et ces mots-là, avec les espaces et les temps qui les séparent, n’importe qui sachant lire cette langue peut les lire, ces mots qui ont un sens, plusieurs sens, quantité de sens, n’importe qui peut les apprécier. Et je ne conseille à personne de chercher un autre critère que son propre goût, mais comme on savoure une sauce, ou un fruit, ou l’air du large, oui, savoure, savoure longuement l’inépuisable arôme, sois attentif à la réponse de tous les sens, ceux du poème et les tiens aussi.

Alors, peut-être que tu aimeras, tu aimeras, tu aimeras le poème. Ou bien, comme on crache, l’auras-tu rejeté depuis longtemps.

Reviendras-tu à ta vomissure? A ce qui te surprend? Te déplaît? Te dégoûte? T’agresse? Te provoque? Il se pourrait bien, passé un temps, que tu y reviennes. Il se pourrait bien!

Il y a tant d’amertumes au fond des sucreries. Tandis que certains mets, qui parurent âpres, mûrissent dans la bouche de si merveilleuses délices…

Est-il besoin d’être Rimbaud?

Une mosquée à la place d’une usine… une cathédrale au fond d’un lac… voilà, semble-t-il, de quoi désorienter nos grands chercheurs de ce qu’a voulu dire le poète

Justement, ce matin-là, je méditais, non sans quelque intime colère, sur les aléas de l’imagination, et sur les mystères, plus profonds encore, du manque d’imagination. Je venais de passer le virage où, voici quelques années, nuit close, j’avais vu toute une ville illuminée sur la colline en face, et, crainte sans doute de prendre le chemin à gauche, m’étais retrouvée cahotant sur le délaissé à droite… Le soleil m’arrivait sud-est, presque de face, laissant tout le revers de la forêt dans l’ombre, de l’autre côté. Et là, soudain, ce que je vois? un magnifique tapis turc pendu aux arbres, un tapis très grand, très large, magnifique, dis-je, éblouissant! Non – ce n’était pas possible… Des hardes, peut-être, accrochées là par les gens du voyage… Des hardes au soleil… J’eus le temps de rêver de couvertures voyantes… de tentes primitives… Rentrant tout à coup dans l’ombre, je vis la réalité : un semi-remorque arrêté au bord du taillis, chargé de gros rondins, châtaignier ou chêne – plutôt du hêtre, du bois clair, luisant sur le fond sombre comme autant de motifs précieusement tissés…

Il n’est pas nécessaire d’être Rimbaud.

Ni pour voir l’apparence superficielle des choses, ni sous cette apparence toute autre apparence, réelle ou non… Ni pour lire ces proses qui, sans être en latin liturgique, n’en sont pas moins des méditations et des hymnes, c’est-à-dire des poèmes.

Je ne parlerai pas de la poésie. Chacun en connaît les règles, mais la poésie se moque des règles et ne vit que de ses propres lois, qu’elle m’impose et qu’il ne m’appartient pas de formuler. D’ailleurs, poésie ou prose, je ne fais que suivre le sage précepte de Montaigne : ne rien écrire qui ne se puisse lire à haute voix. Ce faisant, je vais à contre-courant de tant d’autres, assis en lotus devant l’énigme du mot difficile ou de la page blanche.

Et alors?…

Je ne parlerai pas non plus du poète. J’en ai déjà trop parlé. Ou bien s’il faut reprendre, faute du sexe des anges, la controverse sur le sexe de la poésie? C’est vrai, j’écris au masculin. La poésie. Toute la poésie. Un temps, je signai même “Delpastre”, sans autre indication. Me dit un ami :

– Est-ce que vous croyez tromper le monde?

Je ne voulais tromper personne. Je repris mon prénom, qui est mon prénom véritable, unique, catholique et républicain, Marcelle. Mais je continuai à écrire au masculin. Parce que notre langue n’a que deux genres, le masculin et le féminin, pour les humains, les animaux, les arbres, mais aussi les pierres, le soleil et les univers. Que si le genre se confond avec le sexe, évidence, pour l’humanité. Dans le monde animal, les choses se compliquent, avec ce genre neutre qui n’existe pas dans nos grammaires… Et cette inquiétante parthénogenèse qui envahit le règne végétal… Mais que dire des roches, des mers, des volcans et des galaxies?… De la mort?… De Dieu?… De la poésie?… De la création androgyne dont procède toute création, et la création poétique par excellence?…

Le genre neutre existerait-il qu’il ne conviendrait pas, moins qu’à tout autre il ne conviendrait au poète parce qu’il ne convient pas à la poésie. Le double genre n’existant pas non plus, reste le masculin qui prime, de si peu que ce soit, sur le féminin, et notamment dans les accords complexes. C’est pourquoi je l’ai choisi.

Au reste, qu’un homme écrive au féminin, qui s’en offusque? Racine exprime Phèdre avec des accents défiant toute équivoque, Flaubert dit : Bovary, c’est moi – qui s’en étonne? Qui s’en offusque, Ne parlons pas de La Religieuse portugaise, de Chimène… de dona Sol… de Rosita… Mais la poésie, il est vrai, la poésie chez nous serait-elle l’apanage des mâles, au féminin, au masculin, comme en d’autres pays le théâtre? A moins que n’existe une poésie femelle, relégable d’office avec les colifichets du sexe que l’on dit faible par outre-cuidance, que l’on dit beau par dérision?

De ces proses, qui donc sont des poèmes, pour l’après-midi parce que j’en étais à l’après-midi – Cinq heures du soir – de la vie, je n’ai rien à dire, je n’en dirait rien, sinon qu’elles furent écrites dans les années 1987-1988, longtemps avant Les Chemins creux et autres mémoires.

Je n’en dirai rien. Qu’en pourrais-je dire? Ce que j’avais à dire, c’est justement là ce que j’ai dit. Que si je ne l’ai pas fait, ou si je l’ai mal fait, par quel miracle aujourd’hui en serait-il autrement?

Et dans tous les sens

MARCELLE DELPASTRE (Introduction à Cinq heures du soir)


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