
L’attitude de Platon à l’égard des mythes correspond à celle que prennent, parfois, les plus lucides des modernes. Les plus maladroits, en revanche, disputent encore sur le mot croire, mot fatal par rapport au mythe, comme s’il s’était agi, pour les Anciens, de croire avec la même conviction superstitieuse qui poussait les philologues de l’époque de Wilamowitz à croire à l’allumage d’une petite ampoule sur leur bureau. Non, Socrate déjà, juste avant de mourir, l’avait expliqué : on entre dans le mythe comme on entre dans le risque, et le mythe est l’enchantement que, à ce moment-là, on parvient à faire agir en soi-même. C’est, plus qu’une croyance, un lien magique qui nous enserre, un envoûtement que l’âme s’applique à elle-même. “En fait, ce risque est beau, et il faut, d’une certaine façon, s’envoûter (epadein) soi-même avec des choses.” Epadein est le verbe qui désigne le “chant enchanteur”. “Ces choses”, nommées de façon désinvolte dans la forme pronominale, ce sont les fables, les mythes.
Les héros s’exterminèrent les uns les autres sous les murs de Troie, non seulement parce que Zeus voulait alléger la terre, mais aussi parce que les héros eux-mêmes ne parvenaient plus à supporter cette forme de vie, et qu’avec un assentiment muet, ils préférèrent chercher la mort en une occasion commune. Les mêlées sous les murs de Troie furent aussi un sanglant banquet d’adieu.
Que faut-il en conclure? Inviter les dieux gâche les rapports avec eux, mais c’est le geste qui met l’histoire en mouvement. Une vie où les dieux ne sont pas invités ne vaut pas la peine d’être vécue. Elle sera sans doute plus tranquille, mais sans histoire. Et l’on peut penser que cette invitation dangereuse est chaque fois ourdie par les dieux eux-mêmes, qu’ennuient les hommes qui n’ont pas d’histoire.