Le pur et l’impur – Colette

Pepe était – la mort l’a mis en sûreté – espagnol, de noblesse ancienne, petit, assez gourmé, chaste par timidité et laid agréablement. Il aimait sans remède le bleu, l’or, la couleur vermeille, la beauté masculine, les blonds à qui un métier manuel impose le port de la salopette de toile bleue. Pepe, accoudé vers six heures à la balustrade du métro, regardait, ensorcelé, monter de l’ombre toutes les gammes de bleus, et les fûts robustes des nuques blondes. Il goûtait un plaisir plus pur que ne le font, rue de la Paix, les amateurs de petites filles d’atelier, car il ne bougeait ni ne parlait. Il m’avait donné son amitié, et se confiait dans son français correct, privé de z. Personne ne m’a parlé comme lui de la couleur bleue, ni du copeau de cheveux d’or tourné autour d’une oreille sanguine, ni de la mordante jeunesse populacière des ouvriers blonds.

– Pepe, lui disais-je, écrivez ce que vous venez de me raconter!

Pepe, modeste, et choqué au fond dans son lyrisme, baissait les yeux :

– Ce ne serait pas amusant, ma chère.

Par les soirs chauds et secs, il marchait sans fin, cherchant, fuyant. Le Paris triste de l’été devenait pour Pepe un enfer voluptueux, quasi tropical. Il me peignait les rues pauvres que je ne reconnaissais pas, car sous les voûtes du crépuscule il y plantait, pylône d’argent et d’or, bleu générateur de lumière, quelque apprenti plombier à chevelure vénitienne, quelque tourneur sur métaux pailleté de cuivre. Un long temps il aima les garçons blonds et céruléens comme on aime la mer innombrable et chaque flot de la houle. Mais un jour, la marée de six heures, qui, vidant les ateliers de métallurgie et d’électricité, verse sur Paris le myosotis avec le bleuet, l’aconit, la gentiane et la scille, mit Pepe en face d’un bleu qui n’avait pas de nom, et d’un poil d’or aveuglant, en banderole au travers d’un visage…

– Ah! balbutia Pepe … Vercingétorix!…

Il appuya ses deux mains sur son cœur enfin déchiré, et referma la bouche. Car un homme a le droit de soupirer haut : « Adèle!… » ou « Rose!… » et de baiser publiquement le portrait d’une dame, mais il faut étouffer les noms de Daphnis ou d’Ernest.

Pâle, ailé comme ceux qui marchent à la mort, Pepe suivit Vercingétorix. Sur le col de sa veste, dans les plis du coude et jusque sur ses galoches, le Gaulois étincelait d’une limaille toute fraîche, et parfois ses moustaches démesurées, obéissant au vent du soir, lui cravataient presque la nuque. Il entra au « Tabac » proche, d’un pas si brusque qu’il heurta Pepe. Touché par la pointe d’une moustache en mèche de fouet, Pepe chancela.

– Pardon, Monsieur…, dit Vercingétorix.

« Je rêve », se dit Pepe. « Ou bien c’est que je vais mourir. Il s’est excusé. Il m ‘a regardé. Il vient de me regarder encore une fois… Qu’ai-je à la place des genoux? Mes genoux ne savent pas ce qu’ils font, et pourtant j’avance, je le suis, je le … »

Il cessa de penser, parce que Vercingétorix, en se retournant d’une manière gamine et pétulante, venait de lui sourire…

– Je ressentis, me conta Pepe cette douleur traversante qui vous avertit, dans le sommeil, qu’un songe heureux va finir. Mais je n’aurais pas pu m’arrêter de marcher. Et une demi-heure plus tard je montais, derrière Vercingétorix, une échelle-escalier, et je m’asseyais dans une petite chambre très propre, très silencieuse, où il y avait sans doute des rideaux de mousseline, car tout me paraissait blanc. Vercingétorix m’avait dit : « Asseyez-vous », et il était derrière une porte vitrée. Je crois que je suis resté longtemps seul. Jamais rien de pareil ne m’était arrivé. Je me disais : « Mon Dieu, s’il pouvait me tuer!… Mon Dieu, s’il pouvait me tuer! … », parce que je pensais déjà que c’est ce qui pouvait m’arriver de mieux… Enfin la porte s’est rouverte et Vercingétorix…

Il ferma ses poings d’enfant, les frappa l’un contre l’autre :

– Non, pas Vercingétorix! Plus de Vercingétorix! Une horreur! Il avait mis une chemise à faveur, décolletée… Et savez-vous quoi sur la tête? Une … une… J’osse à peine le dire…

Il avala sa salive, fit la mimique de la nausée :

– Une couronne de rosses pompon… De rosses pompon… avec le feuillage… Et les belles douces moustaches là-dessous… La beauté déshonorée, la honteuse mascarade…

Comme il se taisait amèrement, je le questionnai :

– Et puis, Pepe? Après?

– Après? Rien, dit-il étonné. Sans doute vous trouvez mon histoire pas assez amussante. Après je suis parti… Je lui ai donné quelque chosse, sur la table.

– Vous l’avez revu?

– Merci beaucoup, dit Pepe en agitant la main. Je le revois assez bien dans mon imagination, – avec les rosses pompon. De ma vie qu’on ne me reparle de rosses pompon.

Laisser un commentaire

par Anders Noren.

Retour en haut ↑

En savoir plus sur

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading