
Il me faut donc, tout au long de cette étude, solliciter de mon lecteur un immense effort d’imagination pour qu’il se figure la mémoire non seulement comme le siège du “par cœur”, de l’aptitude à reproduire quelque chose (qu’il s’agisse d’un texte, d’une formule, d’une liste d’éléments, d’un incident), mais aussi comme la matrice d’une cogitation où les réminiscences sont agitées et rassemblées dans un schème à accès aléatoire – une architecture mémoriale, une bibliothèque que l’homme passe sa vie à édifier avec l’intention expresse de s’en servir de façon inventive. La memoria médiévale est une universelle machine à penser – machina memorialis -, à la fois le moulin où chacun broie le grain de son expérience (y compris toutes choses qu’il a lues) pour produire une farine mentale qui, boulangée, donnera un nouveau pain de qualité, et le palan ou le treuil que tout maître maçon avisé apprend à fabriquer et à utiliser dans la construction de nouveaux agencements.
Bon nombre d’arts pratiques, techniques, ont eu recours à ce type de fables avant les réorientations rationalistes du XVIIIe siècle. Les alchimistes noyaient leur savoir dans d’étranges récits qui encodaient les procédures et les ingrédients de diverses transmutations chimiques. On a attribué l’étrangeté de ces récits au seul désir de confiner le savoir à une élite restreinte. Mais l’impulsion qui consiste à recourir à la fable pour travestir un savoir technique difficile s’explique aussi par la nécessité d’avoir un souvenir précis des transmutations : les récits des alchimistes sont une forme de baragouin technique, mais un jargon rendu délibérément plus mémorable que le nôtre. La mnémotechnique repose en effet sur ce principe que l’on conserve un souvenir plus vivant et plus précis des choses bizarres et frappantes pour l’imagination que des choses banales. Le sexe et la violence, l’étrangeté et l’exagération sont des ingrédients particulièrement efficaces en mnémotechnique. Si l’on considère qu’un savoir-faire comme celui des alchimistes a consisté, jusqu’à une date très récente, en un vaste ensemble de connaissances transmises oralement et conservées dans la mémoire, la fonction mnémotechnique des fables perd de son étrangeté et, vue sous l’angle de la conduite humaine, gagne en intelligence.