À la ligne. Feuillets d’usine – Joseph Ponthus

Mohamad m’appelle à dix-sept heures

Son agence d’intérim vient de lui modifier ses horaires

Il ne commence plus en même temps que moi à dix-neuf heures mais avec une autre équipe à vingt et une heures

C’est mort pour le covoiturage

Il est désolé mais “Tu comprends je ne me vois pas attendre devant l’usine ou faire l’aller-retour”

Bien sûr que je comprends

Je comprends que c’est ça aussi

Le travail précaire

Au gré des RH qui appellent l’intérim qui ruine toute organisation prolétaire pour covoiturer ou autre

Mais bien plus profondément de manière insidieuse

Je prends un exemple

Tu travailles de nuit ou tu fais une sieste après le boulot

L’agence d’intérim t’appelle

Ton portable est coupé

Message au réveil

“Tu embouches deux heures plus tôt que d’habitude”

L’agence est fermée quand tu essaies de rappeler pour dire que tu ne peux pas

C’est trop tard

Tu devrais déjà être à ton poste

Un autre intérimaire te remplacera demain

Je reviens à mes poissons panés

Il est dix-sept heures j’embauche dans deux heures et moi aussi je viens de me réveiller de ma sieste et de raccrocher d’avec un Mohamad

L’usine est à une bonne quinzaine de kilomètres de la maison

L’angoisse commence à monter autant que les gouttes de sueur dégoulinent des aisselles

Taxi

Je ne vois que ça

S’habiller en urgence

Descendre en ville à une station pour ne pas avoir à payer en plus le supplément de quand il vient te chercher chez toi

Le nom de l’usine

Oui oui il connaît

Dans l’autoradio RTL fait un débat sur les primaires de la droite et laisse parler ces messieurs candidats qui veulent sucrer le RSA aux manifestant casseurs hein encore des gens qui profitent du système et qui veulent pas bosser et qui en plus s’en prennent aux forces de l’ordre et aux vitrines ils sont forcément au RSA ces gens-là forcément au RSA

Se taire pour ne pas hurler

Le chauffeur me demande si je suis un chef pour aller comme ça à l’usine en taxi

Je lui réponds que je suis le fils d’Agnès Saal mais il n’a pas l’air de capter ma vanne

Bientôt arrivé

J’ai honte à ce moment-là

Je ne veux pas montrer aux collègues que j’arrive en taxi

Je ne sais pas pourquoi

Ils savent pourtant que je covoiture avec Mohamad mais

C’est comme si en arrivant de la sorte je faisais étalage de richesse

Alors que c’est mon découvert qui règlera la course

Une honte rentrée

Celle des soumis

Ne pas vouloir dire

Eh oui j’arrive en tacco mon covoit’ m’a planté et je ne veux pas perdre mon taf

Je demande au chauffeur de m’arrêter cinq cent mètres avant le parking

J’espère ne pas être vu en train de descendre du véhicule

La sueur des aisselles comme tout à l’heure

Régler la course qui doit correspondre à une demi-nuit de salaire

Payer pour être payé

Payer pour ne pas être viré d’une usine de poissons panés

Pour ne pas être grillé au niveau de l’agence d’intérim

Mais ça personne ne le saura jamais

Personne ne m’a vu descendre du taxi

Ou bien peut-être certains l’ont-ils vu et ont-ils fait semblant

Comme moi j’ai fait semblant

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