
BRÖNNEMANN : Tu ne peux pas déterrer les trésors. Tu dois les laisser là où ils sont. Tu n’es pas un troll qui traverse les pierres comme un nageur traverse l’eau. Tu n’es pas sage et intemporel comme un ciel étoilé, pour percevoir l’origine de la vie et lier la naissance et la mort. Tu n’es pas le descendant d’un monde de légendes où les hippocampes foulent la terre; tu n’es pas greffé à ta monture. Tu rêves seulement. Tu ne créeras pas une nouvelle espèce en laissant vagabonder tes pensées. Tu es enfermé dans une forme humaine. Tu appartiens à tes proches. Les montagnes sont ta patrie. Mais tu ne fais pas partie de ce sol ardent : tu en es détaché et tes pieds le foulent.
YNGVE (entre par le réduit). Les tourments t’ont affaibli plus facilement que ton corps solide ne le laissait supposer. L’un de mes protégés, que je t’avais confié, a été sacrifié, parce que tu n’as pas su évaluer les passions de tes proches voisins. On lui a percé les poumons et les boyaux. Le sang accusateur t’a effrayé et t’a fait réfléchir. Tu as pris le parti de la créature muette et démontré que ta mollesse n’est que superficielle. Mais tu es sans mérite, petit homme. Ta volonté farouche de briser la surface des choses pour mettre à nu l’essentiel, la mélodie de la matière qui chante vaguement dans les flots et tenacement dans les métaux et les roches, cette volonté s’est endormie.
SOFIA. Nous avons manqué de courage et d’expérience. Nous avons pris les scintillements dans nos yeux pour un événement normal et les signes de notre angoisse pour les traces d’une réalité inébranlable.
MANAO. J’ai mis longtemps à reconnaître ma faute. Je suis lent à comprendre.
SOFIA. Quand nous nous sommes séparés, je me sentais comme hors du temps. Je me cachais à moi-même les pressentiments qui s’infiltraient sous ma peau. Jusqu’à ce que je sois devenue pitoyable et sans défense.
YNGVE. Tu es un homme juste. Les pensées droites ont des conséquences. Tu ne peux pas toujours scruter le ciel et laisser les étoiles faire l’été et l’hiver. Tu dois faire quelque chose de tes mains.
YNGVE (entre). Tu vas mieux. Ton front est clair. Tes mains ne tremblent pas. Ferme les yeux. Aucune image effrayante ne va se peindre sur tes paupières. (Sofia s’endort peu à peu.) Ce qui est tordu deviendra droit, ce qui est droit sera tordu. Et il n’y aura pas de différence de valeur entre ces formes. Parce qu’elles entrent toutes dans le rythme de la création. Tu te sentiras libérée du bien et du mal.
JYTTE. Qu’est-ce que cela signifie? Ce n’étaient que des paroles?
YNGVE. Des formules libératrices, mon enfant. De faibles appels de l’âme. Ce monde est un équilibre de joie et de souffrance. Car il est la source de toutes les représentations qui étaient là avant la création. De formidables chants et harmonies traversent les battements d’aile du temps. Et la matière, la chair qui nous tourmente, est la correspondance d’un mystère cristallin. (Il sort la pierre rouge.) Rouge. Un dodécaèdre. Douze faces. C’est ce que nous disons. Mais c’est un rêve enveloppant comme la sphère des étoiles, un feu d’artifice, comme la chute de myriades de comètes, comme la voie sinueuse et ramifiée du sang dans notre corps.