Joseph Anton – Salman Rushdie

Il prit le parti de croire en la nature humaine et dans l’universalité de ses droits, dans sa morale et dans sa liberté, et de résister aux sirènes du relativisme qui était la source même des invectives de ces armées de religieux (“on ne t’aime pas parce que tu n’es pas comme nous”) et de leurs compagnons de route en Occident dont beaucoup, à son grand désespoir, étaient de gauche.

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… mais il fallait continuer à insister sur notre nature souveraine, peut-être plus que jamais, face à l’horreur, il était important d’affirmer la responsabilité humaine individuelle, de dire que les meurtriers étaient moralement responsables de leurs crimes et que ni leur foi ni leur colère contre l’Amérique ne pouvaient constituer une excuse; il était important à une époque d’idéologie enflées et gargantuesques de ne pas oublier l’échelle humaine, de continuer à insister sur notre humanité essentielle, de continuer à faire l’amour, pour ainsi dire, sur le champ de bataille.

Dans les pages d’un roman il était clair que la personne humaine était hétérogène et non pas homogène, qu’elle n’était pas une chose mais plusieurs, multiple, fragmentée et contradictoire.

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Écrivains et lecteurs pouvaient transposer cette conscience de l’identité multiple dans le monde hors des pages des livres et utiliser ce savoir pour se trouver des points communs avec les autres êtres humains.

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C’était là ce que savait la littérature, ce qu’elle avait toujours su. La littérature s’efforçait d’ouvrir l’Univers, d’augmenter, ne serait-ce que légèrement, la somme de ce que les êtres humains étaient capables de percevoir, de comprendre, et donc, en définitive, d’être. La grande littérature s’aventurait aux frontières du connu et repoussait les limites du langage, de la forme, des possibilités pour que le monde se sente plus grand, plus vaste qu’auparavant. On était cependant à une époque où les hommes et les femmes étaient poussés vers des définitions plus étroites d’eux-mêmes, où ils étaient encouragés à revendiquer une seule identité, Serbes ou Croates, Israéliens ou Palestiniens, Hindous ou Musulmans ou Chrétiens ou Baha’i ou Juifs, et plus leur identité rétrécissait, plus le risque de conflit entre eux était grand. La vision qu’avait la littérature de la nature humaine encourageait la compréhension, la sympathie, l’identification avec des gens différents, mais le monde poussait les gens dans la direction opposée, vers l’étroitesse, la bigoterie, le tribalisme, l’esprit de culte et la guerre.


Il commençait à apprendre la leçon qui allait lui rendre la liberté : se laisser emprisonner par le besoin d’être aimé revenait à être enfermé dans une cellule où l’on éprouve d’infinis tourments et dont il est impossible de s’échapper. Il fallait qu’il comprenne qu’il y avait des gens qui ne l’aimeraient jamais. Il pouvait toujours expliquer patiemment son travail, préciser clairement les intentions qu’il avait eues en écrivant, ils ne l’aimeraient pas. Les esprits qui ne raisonnaient pas, qui se laissaient guider par la foi absolue imperméable au doute ne pouvaient pas être convaincus par des arguments raisonnables. Ceux qui l’avaient diabolisé ne diraient jamais : “Au fond, il n’est pas Démoniaque”. Il fallait qu’il se fasse une raison. De toute façon, lui non plus n’aimait pas ces gens-là. Du moment qu’il revendiquait clairement ce qu’il avait écrit et déclaré, du moment qu’il était en accord avec son travail et ses prises de positions publiques, il pouvait supporter d’être détesté. (…) Ce qu’il avait besoin de savoir précisément maintenant, c’était pourquoi il se battait. La liberté de parole, la liberté d’imagination, la fin de la peur et cet art ancien et magnifique qu’il avait le privilège de pratiquer. Mais aussi le scepticisme, l’irrévérence, le doute, la satire, la comédie et la jubilation profane. Il ne fléchirait jamais dans plus dans la défense de toutes ces choses.

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