Tous les hommes du roi – Robert Penn Warren

“- Vous connaissez Hugh Miller?

– Eh bien, il était avec moi… ouais, procureur général… et il a démissionné. Vous savez pourquoi?” Le Boss continua sans attendre la réponse. “Il a démissionné parce qu’il ne voulait pas salir ses petites mains délicates. Il voulait des briques mais il ignorait qu’il faut de la boue pour les faire. Il était comme ces types qui adorent le bifteck mais que le spectacle d’un abattoir dégoûte, à cause des vilaines méchantes brutes qui y font leur travail et que l’on devrait signaler à la SPA. Enfin bref, il a démissionné.”

(…)

“Ouais, le vieux Hugh… Il n’a jamais compris qu’on ne peut pas tout avoir, et qu’on n’a même pas grand-chose au bout du compte. Qu’on n’a que ce qu’on crée soi-même. Parce qu’il avait hérité d’un peu d’argent et le nom de Miller, il s’imaginait qu’il pouvait tout avoir. Ouais, et il voulait la seule foutue chose dont on ne peut pas hériter. Et vous savez ce que c’est? demanda-t-il, en scrutant Adam du regard.

– Non, fit celui-ci après une longue pause.

– Je parle du bien. Ouais, purement et simplement. Ça, on ne peut pas l’hériter. Ça se construit, Doc. Si on en a la volonté. Et c’est à partir du mal qu’on doit le construire. Oui, du mal. Et vous savez pourquoi?” Il redressa son corps massif dans l’épave délabrée et défoncée qui lui servait de fauteuil et se pencha vers Adam, son regard fiché dans celui du docteur, les mains sur les genoux, les coudes en l’air, le visage en avant et les cheveux lui tombant dans les yeux. “Et vous savez pourquoi?” répéta-t-il. Parce qu’il n’y a rien d’autre dont il puisse naître!” Il s’affala de nouveau dans le siège en ruine et demanda avec douceur : “Vous saviez ça, Doc?”


Anne me fit confiance, mais peut-être que, le temps d’une hésitation, je n’eus pas confiance en moi, je vis le passé comme une chose précieuse qui allait nous être arrachée, et j’eus peur de l’avenir. Je n’avais pas compris alors ce que je pense avoir été amené à comprendre par la suite : qu’on ne peut conserver le passé qu’en ayant un avenir, car ils sont pour toujours liés l’un à l’autre. Donc je manquais d’une confiance essentielle en moi-même et en la vie. Avec le temps, Anne se mit à ressentir ce manque. Je ne pense pas qu’elle ait eu les mots pour le comprendre elle-même. Peut-être n’avait-elle à sa disposition que les mots simples qu’on lui avait donnés : trouver un travail, faire du droit, faire quelque chose de sa vie.


J’avais offert à ma mère un cadeau, un mensonge, et en retour elle aussi m’avait offert quelque chose, une vérité. J’avais maintenant une nouvelle image d’elle et, en fin de compte, cela signifiait une nouvelle vision du monde. Ou, plus exactement, cette version de ma mère était la dernière pièce – sans doute le centre – d’un puzzle formant cette nouvelle vision du monde et construit grâce à plusieurs personnes – Sadie Burke, Lucy Stark, Willie Stark, Sugar Boy, Adam Stanton. Cela signifiait aussi que ma mère m’avait rendu mon passé. Je pouvais enfin accepter ce passé que j’avais toujours trouvé ignoble et corrompu. Je le pouvais car je pouvais désormais l’accepter elle, être en paix avec elle et avec moi-même.

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