
L’étrangeté de Colette est d’habiter une autre planète que celle obéissant aux lois de la preuve. Non qu’il n’y ait rien à comprendre dans son œuvre, ni que ses ouvrages ne dispensent aucune leçon, mais ils se donnent d’abord à sentir. Colette est bien la sauvageonne égarée parmi les civilisés. Pour cette Indienne aux charmes maléfiques, Michèle Sarde eût été l’exemple vivant de ce qu’elle ne cesse de dénoncer : les ravages de la théorie, passion sournoise, hypocrite, qui dissimule une volonté de puissance. S’il existe une tyrannie du désir, du moins procure-t-elle des plaisirs, qui sont l’unique but de l’existence; la dictature de la pensée abstraite, elle, n’engendre que la soumission, car elle ne tolère pas qu’on lui résiste. Avoir raison, c’est exiger une capitulation. Or la liberté de Colette n’accepte aucun frein, ne se fixe aucune borne, veut son expansion indéfinie. Elle étreint, avec une avidité inconcevable, la mort elle-même, qui est trépas, métamorphose ultime, peut-être pérégrination d’ombres homériques. Présocratique, Colette est un poète d’avant la terreur platonicienne, quand la forme régnait, lumineuse, et que l’Idée n’avait pas encore imposé son joug.
Michèle Sarde (autrice de Colette, libre et entravée), contre qui j’ai l’air de m’acharner et qui est, probablement, une personne intelligente, est à peine responsable de ces divagations. La négation radicale que l’œuvre de Colette manifeste ne se laisse pas aisément saisir. Ce refus implacable de l’Idée est d’autant plus angoissant que les chatoiements du style adoucissent et voilent sa primitive sauvagerie. “La perversité de combler un amant adolescent ne dévaste pas assez une femme, au contraire”, confie-t-elle à propos de sa liaison avec Bertrand.
Quelle perversité sèmerait une dévastation suffisante quand on y voit le moteur qui propulse l’univers et bouleverse les sociétés? Jamais Gide, entravé par une stricte éducation protestante, n’est allé aussi loin dans la célébration du plaisir, de tous les plaisirs. On saisit pourquoi la grille de lecture appliquée par Michèle Sarde aux livres de Colette laisse passer l’essentiel. Encore la biographe compte-t-elle parmi les plus érudites. Je n’en finirais pas de citer les balourdises que, dans le plus abscons jargon, les féministes de tous les pays ont déversées sur une œuvre qui, par sa limpidité, les illusionne et les aveugle.