Le poète cosmographe – Kenneth White

L’humanisme n’est qu’un aspect de cette cosmologie anthropomorphe. Même à son mieux, c’est tout au plus une halte à mi-chemin. Mais pour une vie réalisée, il faut aller jusqu’au bout du chemin, et le chemin est de moins en moins humain. L’homme ne peut réaliser toute sa potentialité tant qu’il reste confiné dans l’humain. On ne découvre la vraie vie qu’en sortant de l’humanité, quitte, bien sûr, à y rentrer, mais changé. Toutes les cultures vraiment vivaces ont toujours su cela. Elles ont su éviter la maladie d’une humanité invertie, en se renouvelant à des sources non-humaines. Il faut à toute culture vivante sa figure du dehors. C’est le poète-penseur tel que je l’envisage. Il ne pense pas en termes humanistes, il pense en termes de bio-cosmo-poétique.


J’ai une existence historique, c’est entendu, mais ma vie profonde n’a rien à voir avec l’histoire. Objectivement, je peux très bien me situer dans l’histoire, au bout de vingt siècles de christianisme, par exemple, au bout d’autant de siècles de logique grecque – mais on “être” s’affirme contre cette situation, refuse à se laisser aliéner par cette situation. Comme je l’ai dit ailleurs : je vis maintenant, mais je ne suis pas “moderne”. Ce que je “suis” est intemporel. Mon être profond rejette l’histoire en tant que telle – elle n’est jamais rien d’autre que l’histoire de la bêtise humaine. Les peuples heureux, dit-on, n’ont pas d’histoire. C’est une des définitions de “primitif”. Le primitif essaie de vivre dans une grande présence – le temps premier, l’espace premier. Il vit une vie principielle, mythique plutôt qu’historique. Le poète, je veux dire celui qui est plus qu’un “artiste moderne” fignolant le discours de son aliénation, est un primitif en ce sens. Pour le poète, dit Emerson (si proche parfois de Nietzsche) le monde est toujours un territoire vierge. Cette expérience première n’est pas naïve, et aujourd’hui il faut savoir la défendre. Pour rester ferme, d’ailleurs, une expérience doit toujours se lier à une logique. C’est pour cela que, tout en insistant sur la nécessité de l’expérience immédiate du monde, je suis aussi très “abstrait”. Se débarrasser de la conscience historique, par exemple, c’est, en termes abstraits, et radicalement, sortir de la logique de cause à effet, et connaître l’instantané. Si le bouddhisme m’intéresse, ce n’est pas en tant que religion, je ne voudrais pas avoir à insister là-dessus, c’est en tant que logique. Le bouddhisme est une logique non de la causalité mais de l’instantanéité. Avec une telle logique de l’histoire, la conscience historique ne vient pas alourdir l’esprit. C’est la vie “blanche” de l’instant. Mais l’histoire existe, l’histoire, comme je l’ai dit, de la bêtise humaine, l’histoiredes croyances, des drapeaux etc. Et cette histoire englue tout, comme une marée noire. Je me sens parfois un peu comme Brecht vers 1936 en Allemagne. Le nazisme montait, il se demandait où il pouvait bien aller. En regardant la carte, il aperçut, tout en haut vers le nord, un petit territoire blanc. Ma poésie est ce territoire blanc : une Finlande… ou un Himalaya. Disons, pour laisser tomber les métaphores : une atopie. On y est sans illusion, sans espoir, mais on y rit beaucoup. C’est un gai savoir surnihiliste, la cosmo-comédie.

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