
Pendant plusieurs minutes ensuite, ils s’absorbèrent dans la contemplation de la masse immobile des eaux illuminées. Adrian rompit enfin le silence :
– Mon but dans ce livre, dit-il, c’est la révélation que l’essence de la vie est liée à l’instinct de destruction. Je veux démontrer – ce qui est la pure vérité – que le plaisir de la destruction, perpétrée pour elle-même et par pure joie, est la racine de toute impulsion qui fait monter la sève de la vie. C’est de la destruction seule… de la mise en pièces et du déchirement du vivant… que la vie nouvelle prend naissance.
Près de lui, ses doigts prenaient puis laissaient filer une poignée de sable.
– Il ne s’agit pas de destruction par amour de la cruauté, poursuivit-il. La cruauté n’est que le négatif d’un sentiment. La cruauté implique l’attirance, la passion, et même l’amour dans certains cas. La pure destruction, la destruction pour elle-même, telle que je la conçois, n’est pas une pulsion grossière, lourde, boueuse, comme celle qui obsède les pervers. C’est une flamme brûlante et dévorante. C’est une bacchanale de blancheur éblouissante, démente et splendide, comme celle qui nous blesse à présent les yeux. Je vais démontrer dans mon livre que l’ultime essence de la vie, telle qu’on la trouve à son degré le plus pur et le plus haut dans les extases des saints, n’est rien d’autre qu’une folie de destruction! C’est cela que l’on trouve à la racine de tout ascétisme et de toute renonciation au monde. C’est l’instinct de détruire… de détruire tout ce qui est à portée de main… et dans ce cas-là, bien sûr, le corps et les passions du corps. Les ascètes imaginent qu’ils font cela pour le salut de leur âme. C’est leur illusion. Ils le font pour l’extase elle-même, pour l’amour de l’extase de destruction! L’homme est le plus parfait des animaux, car c’est lui qui peut détruire le plus. Les saints sont les plus parfaits des hommes parce qu’ils peuvent détruire l’humanité.
– Que les mille démons des grands fonds – pardonnez-moi, chère Nance – emportent les pessimistes, poursuivit le docteur en remplissant le verre du prêtre et le sien avec une solennité rituelle (…).
(…)
– Quelle est votre opinion, Fingal, dit M. Traherne en jetant un regard d’envie sur la cruche pansue, sur l’art de rendre la vie supportable?
Le docteur Raughty le regarda avec un égal sourire placide.
– Le courage et la gaieté, dit-il, sont les seules recettes, et je ne dédaigne pas, en dépit de nos philosophes modernes, de les saupoudrer d’un zeste de tendresse humaine.