
Images, situations, descriptions du théâtre de Pina Bausch sont tout autres que les images de l’art et de la vie qui sont connues des hommes et qui portent leur marque. Il y a deux ans, lorsque je vis pour la première fois, dans Barbe-Bleue, une de ses mises en scène, cette différence très nette m’impressionna tout particulièrement – sans que je puisse vraiment la définir. Tout ce que je peux dire, c’est que j’avais découvert une vision et une attitude fondamentalement différentes vis-à-vis des êtres et des histoires : celles d’une femme. Cette différence flagrante dans les pièces de Pina Bausch, on pourrait peut-être la définir provisoirement comme une ouverture relativement grande, un engagement presque sans réserve vis-à-vis des émotions et des expériences, un renoncement aux connaissances constamment justifiées par la raison, un renoncement aussi à la prétention arbitraire à détenir personnellement des critères absolus; enfin, beaucoup plus de courage et de force pour se donner et s’abandonner : à ses propres peurs et nostalgie, désir et affliction, rêves, espoirs, dangers, complexes, blessures, vulnérabilité. Une femme : “Comment pourrais-je suivre le conseil des autres et devenir invulnérable afin que ces pointes cessent de m’atteindre au plus profond de mon être et que chacun l’un près de l’autre nous allions notre chemin, paisible et ouvert. Cela ne conduirait qu’à se comporter de façon superficielle”, écrit Marie-Louise Fleisser, en 1930, dans une lettre d’amour.
Pina Bausch, à propos de la différence de son théâtre : “Je ne peux pas faire autrement. C’est sûrement lié à moi – mais à vrai dire je ne peux pas en juger et je n’ai pas besoin de le faire non plus.” Discuter de façon théorique de l’esthétique féminine ne l’intéresse pas. “Je ne me suis jamais fait d’idées là-dessus, reconnaît-elle en riant, je ne veux absolument pas m’en occuper non plus.” Peu après, elle dit : “Il existe certainement des qualités différentes chez les hommes et chez les femmes, cela varie beaucoup selon chaque individu. Il y a certainement tout un éventail de possibilités d’être femme ou d’être homme, ainsi que des domaines où celles-ci peuvent se confondre. Mais en fait, ajoute-t-elle, j’ai toujours pensé bien davantage à la personne en tant que telle.”
Pina Bausch reconnaît qu’elle a des problèmes avec l’argumentation féministe. “Le féminisme – peut-être parce que c’est devenu un mot tellement à la mode -, cela me fait rentrer dans ma coquille. Peut-être aussi parce que c’est souvent une façon de tracer une frontière très bizarre, que moi je ne trouve pas bien ,en fait. Cela se manifeste parfois comme un antagonisme au lieu d’une union.” Cette problématique d’une union souvent recherchée désespérément : ses pièces ne la dissimulent pas; elles montrent des couples dont les partenaires ne vont pas ensemble tout en s’accrochant l’un à l’autre. Comme Beatrice Libonati et Lutz Forster dans Arien. Lorsque l’homme, très grand, porte sur la scène opiniâtrement la très petite femme, “l’élève” jusqu’à lui et baise sa bouche, les pieds de la femme n’atteignent plus que les genoux de l’homme – elle ne touche plus le sol et ne peut plus tenir sur ses jambes. Lâchée par son partenaire, elle glisse contre lui et s’enfonce dans l’eau à ses pieds.