
Nietzsche lit les œuvres posthumes de Baudelaire en janvier-février de son année fatale et finale, 1888. Et là, il trouve une page dans les Fusées où leurs voix ne font qu’une. Voici le début de Baudelaire : “Le monde va finir. La seule raison, pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe…” Nietzsche le transpose sobrement, comme Baudelaire lui-même pour parler du “développement ultérieur de l’humanité”. A partir de là, Nietzsche traduit Baudelaire avec de légères variations, parfois juxtaposées au texte français : “Rien des rêveries sanglantes, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes ne pourra se comparer aux résultats réels (du progrès)”, ainsi Baudelaire. “Toutes les folies rêvées par les socialistes seront en retard sur la réalité des faits”, disait Nietzsche. Parfois, texte et traduction se confondent : “Est-il peut-être nécessaire de dire que ce reste de politique qui subsistera se débattra dans les étreintes de l’animalité générale?” Et là, Nietzsche se permet une parenthèse : “(des choses à faire se dresser les cheveux!)” Nietzsche omet une référence au Siècle, où Baudelaire préfigure un “journal qui ferait considérer le Siècle d’alors comme un suppôt de superstition”. Mais garde une phrase décisive, où Baudelaire et Nietzsche convergent : “Moi qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète.” C’est la phrase qui pourrait sceller la grande année théâtrale de Nietzsche, qui se clôt sur Ecce homo. Nietzsche omet cependant la phrase la plus frappante de toutes, qui peut être lue comme le défi de Baudelaire : “Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie.”
Inévitablement, beaucoup accusent Baudelaire de se contredire. Mais aucune accusation ne l’aurait moins troublé. Il fut au contraire le solitaire et intrépide défenseur du droit inaliénable de se contredire : “Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme que la sagesse du XIXème siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller.” C’est surtout dans ce dernier cas que Baudelaire pourrait apporter une contribution précieuse à la doctrine toujours incertaine des droits de l’homme.