
Du côté des lecteurs, la fréquentation des grands textes nihilistes est souvent une expérience exaltante. L’expression du désespoir nous invite à réfléchir, bien plus que celle de la béatitude. Nous y trouvons notre compte parce que nos propres souffrances y sont non seulement reconnues mais ennoblies, portées à l’incandescence par la beauté littéraire. (Comme l’écrivait déjà Balzac dans Le Lys dans la vallée [1835], “la douleur est infinie, la joie a des limites”.) Dans le “monde désenchanté” de la modernité, le nihilisme, remplaçant tous les utopismes en faillite, est notre moderne Église. Portant l’auréole de la douleur puissance x, ses adeptes sont nos Christs en croix, nos saints torturés, nos martyrs stoïques, magnifiques et magnifiés. Nous communions avec eux dans la transposition esthétique du malheur. Nous leur savons gré d’incarner et d’exprimer pour nous, avec grandeur, la difficulté d’être en vie. Leur force d’esprit compense nos faiblesses et nous rassure en nous prouvant, encore et encore, l’insignifiance de tout.
Tout se passe comme si l’œuvre d’art avait pour fonction de racheter, de rédimer nos péchés politiques. Au lieu d’aller à l’église écouter le curé nous expliquer le sens de nos souffrances, nous achetons des livres ou assistons à des spectacles qui nous assurent qu’elles sont inévitables, que tout est misère, méchanceté et oppression… et nous rions, applaudissons, parce que c’est bien dit – qu’est-ce que c’est bien dit ! Nous partageons ainsi la culpabilité et sommes heureux de la voir dire, proclamée et revendiquée ; en posant le livre ou en sortant du théâtre, nous nous sentons étrangement allégés. Au moins ces œuvres contiennent-elles des certitudes, alors que les horreurs du monde nous plongent dans un paroxysme d’incertitude. A réalité trop mobile, littérature immobile. A réalité trop humaine, philosophie inhumaine.
Pour devenir nihiliste, il ne suffit donc pas d’être désespéré. Il faut que, de privé, votre désespoir devienne public, qu’il s’affiche comme votre passion exclusive, votre raison d’être, votre message au monde. La plupart de ces auteurs, on l’a vu, consacrent énormément de temps et d’effort à polir leur œuvre : Beckett se sert de l’humour lapidaire, Cioran de l’élégance syntaxique, Kundera d’un tissage dense de fiction et de théorie, Bernhard d’une énergie verbale irrépressible, et ainsi de suite. La forme, pourrait-on dire, sert d’antidote au poison du message manifeste. Et, tout en affichant une attitude de mépris à l’égard des foules, l’on offre le fruit de son travail à ces mêmes foules (à qui d’autre l’offrir ?). Il est donc question malgré tout d’échange, de transmission et de don ; il ne peut en être autrement. Les néantistes sont doués et ils donnent. Leur don les empêche de sombrer ; c’est pourquoi ils décrivent l’activité artistique comme la seule chose qui confère un sens à leur existence.
“Je m’étais préparé à la solitude, commence-t-il. Heureusement j’ai eu le temps de m’y préparer… Mais ce avec quoi je n’avais pas compté, c’est l’absence. Son absence. Celle de Geneviève.Ça, c’est dur, je n’aurais pas pu prévoir, à quel point. Ce que ça fait de ne plus pouvoir frotter mon esprit contre le sien.” (Sans le savoir, il vient de paraphraser Montaigne : ‘frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui’…”) Pour Kundera, au contraire, prendre la parole dans une conversation est acte belliqueux, “une révolte brutale contre une violence brutale, un effort pour libérer notre propre oreille de l’esclavage et occuper de force l’oreille de l’adversaire”.
A la différence de Jean Améry et d’Imre Kertész, Delbo n’a pas été persécutée et punie pour ce qu’elle était, seulement pour ce qu’elle avait fait. Elle n’a pas été spoliée de son enfance, ni n’a assisté à la transformation de sa langue maternelle en langue de l’horreur. L’ennemi, les “monstres” et les “furies” (comme elle les appelle) du nazisme parlent une langue étrangère et sont, de ce fait, plus faciles à tenir à distance. Cela l’aide, très certainement, à préserver son sentiment d’exister. Mais ce qui l’aide encore plus, c’est sa capacité à former des liens avec les autres détenues : celles de son convoi, celles dont elle partage la vie et la mort pendant les trois années que dure l’épreuve. Dans un entretien radiophonique en 1974, elle explique que dans les camps, la volonté de vivre “s’exerçait sur soi-même et dans la solidarité de autres”. Elle sait, en d’autres termes, que sans l’aide des autres elle n’aurait pas survécu; cette dépendance n’est pas perçue comme une déchéance mais comme une chose douce et bouleversante : “Je sens que je tiens après Viva autant que l’enfant après sa mère. Je suis suspendue à elle qui m’a retenue de tomber dans la boue, dans la neige d’où on ne se relève pas…” Rien de tel sous la plume de Jean Améry – éduqué, lui, pour croire en la valeur suprême de l’autonomie.
D’autre part, Delbo a une foi inébranlable… non en Dieu, ni dans la parti communiste, mais dans la littérature en tant que “mémoire de l’humanité”. Cette foi lui a littéralement sauvé la vie : avant, pendant et après l’expérience concentrationnaire.
‘Or la vérité de l’extrême n’est pas la vérité de la vie’. Charlotte Delbo sait qu’il importe de ne pas la laisser envahir la réalité et la recouvrir de façon permanente. S’en éloigner nécessite un long travail. Au moment du retour, avoue-t-elle, ‘je n’aimais pas les hommes’. ‘Il y avait au secret de moi une terrible indifférence, l’indifférence d’un cœur en cendres (…). J’en voulais à tous les vivants. Je n’avais pas encore trouvé au fond de moi une prière de pardon pour ceux qui vivent.’ Mais cette prière, elle aspire à la trouver; elle la cherche longtemps; et enfin cela vient:
vous qui passez
bien habillés de tous vos muscles (…)
animés d’une vie tumultueuse aux artères et bien collée au squelette
vous êtes beaux
tellement beaux d’être quelconques
Le pendant de cette beauté retrouvée chez les gens “quelconques”, c’est, pour Delbo, le refus de haïr en bloc ses ennemis. ‘Je ne sais pas haïr abstraitement, dit-elle. Haïr en général tous les nazis? C’est un être abstrait, ‘tous les nazis’ (…). Il se trouve que je ne les ai pas sous la main.’