
Les esclaves avaient été arrachés à leurs villages dispersés dans toute l’Afrique et parlaient une multitude de langues. Au fil du temps, on leur confisqua ces mots venus de l’autre côté de l’océan, à coups de fouet. Pour simplifier les choses, effacer leur identité, étouffer dans l’œuf les soulèvements. Tous, sauf les mots jalousement protégés par ceux qui savaient encore qui ils avaient été. “Ils les gardent cachés comme l’or le plus précieux”, disait Mabel.
Cora pensait que les Blancs répugneraient à renoncer à leurs libertés, même au nom de la sécurité. Or, loin d’inspirer le ressentiment, lui apprit Martin, le zèle des patrouilleurs faisait la fierté unanime de tous les comtés. Les patriotes se vantaient du nombre de fois où ils avaient été fouillés et déclarés en règle. Plus d’une visite d’un cavalier de la nuit dans la maison d’une jeune femme avenante avait abouti à d’heureuses fiançailles.
Cora s’était sentie indisposée toute la journée. Elle lui dit bonne nuit et remonta dans son abri. Malgré les alertes récentes, elle en était au même point depuis des mois : encalminée. Immobilisée entre le départ et l’arrivée, en transit comme la passagère qu’elle était devenue depuis son évasion. Quand le vent se lèverait, elle reprendrait enfin sa route, mais pour l’heure il n’y avait que la mer vide et sans fin.
Quel est ce monde, pensa-t-elle, qui fait d’une prison vivante votre seul refuge. Était-elle libérée de ses liens ou prise dans leur toile? Comment décrire le statut de fugitive? La liberté était une chose changeante selon le point de vue, de même qu’une forêt vue de près est un maillage touffu, un labyrinthe d’arbres, alors que du dehors, depuis la clairière vide, on en voit les limites. Être libre n’était pas une question de chaînes, ni d’espace disponible. Sur la plantation, elle n’était pas libre, mais elle y évoluait sans restriction, elle goûtait l’air frais et suivait la course des étoiles d’été. C’était un endroit vaste dans son étroitesse. Ici, elle était libérée de son maître, mais elle tournait en rond dans un terrier si minuscule qu’elle ne pouvait même pas s’y tenir debout.
“La fièvre arrive par les bateaux” dit-il. Des Antilles, et à l’origine du continent noir, dans le sillage du commerce. “C’est l’impôt que les humains paient au progrès.”
Poésie et prière donnaient aux gens des idées qui les faisaient tuer, en détournant leur attention de l’implacable mécanique du monde.
Le cheval de fer grondait encore dans le tunnel quand elle s’éveilla. Les mots de Lumbly lui revinrent : ‘Si vous voulez voir ce qu’est vraiment ce pays, y a rien de tel qu’un voyage ne train. Regardez au-dehors quand vous filerez à toute allure, vous verrez le vrai visage de l’Amérique.’ C’était une blague, donc, depuis le début. Il n’y avait que des ténèbres aux fenêtres durant ses voyages, et il n’y aurait jamais que des ténèbres.