Je ne reverrai plus le monde – Ahmet Altan

Le policier à côté de moi a allumé une cigarette.

Il m’a tendu le paquet.

J’ai secoué la tête et dit en souriant : “Merci, je ne fume que quand je suis tendu.”

Et tandis que je me trouvais dans cette voiture dont il m’était impossible d’ouvrir la portière, privé de tout pouvoir sur mon propre futur, contraint même à changer de nom, enfin ramené à l’état de misérable insecte piégé dans la toile d’une araignée venimeuse, la première phrase que j’avais prononcée devait s’évertuer à nier cet état de fait, à le tourner en dérision, à mettre entre la réalité et moi une distance infranchissable. Or cette phrase surgie de je ne sais quel obscur recoin de ma conscience, elle m’était venue sans réfléchir.

Comme si, dans la voiture de police qui le conduisait vers mon cachot, ‘quelqu’un’ en moi, mais que je n’appellerais pas ‘moi’, et qui pourtant était une part de moi-même puisque ses mots sortaient de ma bouche, avait emprunté ma voix pour dire qu’il ne fumait que quand il était ‘tendu’.

Cette phrase a tout changé.

Elle avait divisé la réalité en deux moitiés aussi sûrement qu’un sabre de samouraï, d’un seul coup qui est presque une caresse, tranche un bandeau de soie jeté en l’air.

D’un côté c’était un corps pris au piège, avec sa chair, ses os, son sang, ses muscles et ses nerfs; de l’autre un esprit vaguement distrait, indifférent aux malheurs du corps, considérant de haut ses mésaventures présentes et à venir, car certain d’être intouchable, et qu’une telle certitude rendait effectivement intouchable.

A l’instar de Jules César pendant le le siège d’Alésia, qui, lorsqu’il apprit qu’une grande armée gauloise allait venir au secours de la forteresse assiégée, donna en une seule phrase l’ordre d’élever deux remparts au pied de de celle-ci, l’un pour bloquer la sortie des assiégés, l’autre pour contenir l’assaut des renforts sur ses arrières, j’empêchais d’un côté l’intrusion des dangers de la vie réelle, et de l’autre le déferlement des angoisses qui s’amassaient dans les plus sombres recoins de la conscience; ainsi évitai-je de me trouver broyé à la jonction de la peur physique et de la terreur psychologique.

J’assistais de nouveau à ce phénomène qui veut que lorsque votre existence doit affronter une réalité qui en bouleverse le cours, au lieu de vous laisser renverser par cette réalité comme par les eaux d’un torrent déchaîné, vous vous pliez à sa loi pour vous y adapter, naturellement, comme si vous y étiez préparé depuis longtemps.

Et puisque je suis cet homme qui s’est retrouvé pris, jeté, ballotté dans les flots crasseux d’une réalité sordide, je peux dire avec assez de certitude que les ‘victimes’ sont toujours les êtres ‘raisonnables’ qui croient à la nécessité de ‘s’adapter’ aux circonstances.

Dans certaines épreuves, lorsque le danger menace de tous côtés, que le réel vous encercle, on attend de vous certains mots, certaines réactions; mais si vous ne vous conformez pas aux attentes, si à cet instant-là vous faites preuve d’une réaction ou d’une parole inattendues, alors c’est le réel lui-même qui se brise en miettes contre cette digue que votre esprit a farouchement dressée pour le contenir. Ensuite, dans la rade paisible de l’esprit, ramassant ces débris, vous trouverez sans peine la force de construire une réalité nouvelle.

Le problème étant d’avoir ces gestes inattendus, ces mots inespérés.

Si vous en êtes capable, si vous parvenez à vous moquer de la sainte lance que le destin pointe sur vous, alors, tel le jeune lieutenant de l’inoubliable nouvelle de Pouchkine, Le coup de pistolet, indifférent au canon braqué sur votre cœur, vous pourrez continuer à manger tranquillement les cerises dont vous avez rempli votre chapeau; ou comme Borges face au voleur qui surgit devant lui au coin d’une rue déserte en criant “La bourse ou la vie !”, vous répondez, impavide : “la vie.”

Dès lors, une force immense vous sera accordée.

Pour ma part, j’ignore toujours à quelle mystérieuse source j’ai puisé l’inspiration de cette phrase, comment me sont venus ces mots qui ont littéralement changé ma façon d’appréhender ce qui m’arrivait alors, et tout ce qui devait m’arriver ensuite.

Ce que je sais, c’est que dans cette voiture de police qui filait à toute allure, il se trouvait ‘quelqu’un’ capable de répliquer qu’il ne fumait que quand il était ‘tendu’.

‘Quelqu’un’, imaginais-je, formé de mille voix, rires, lignes, phrases et douleurs.

Si je n’avais pas vu, quarante-cinq ans plus tôt, le sourire de mon père dans la voiture de police qui l’enlevait, si je n’avais pas entendu de sa bouche l’histoire de cet ambassadeur de Carthage qui sous la menace de la torture avait plongé sa main dans le feu, si je ne m’étais pas souvenu de Sénèque consolant ses amis au moment de se trancher les poignets, sur ordre de Néron, dans une baignoire remplie d’eau chaude, si je n’avais pas lu la dernière lettre de Saint-Just dans laquelle, à la veille d’être guillotiné, à l’âge de vingt-six ans, il écrit que les ‘sentences ne sont dures que pour ceux qui refusent de marcher au tombeau’, ou la phrase d’Épictète disant que ‘même quand notre corps devient esclave, notre esprit demeure libre’; enfin si je n’avais pas su que Boèce avait écrit son plus grand livre dans sa cellule de condamné à mort – alors me retrouver dans cette voiture de police m’aurait peut-être terrifié, et je n’aurais pas trouvé la force, pour m’en libérer, d’ironiser sur cette réalité oppressante, ni de lancer cette phrase qu’accompagnait un grand éclat de rire secret parti du cœur pour jaillir sur mes lèvres, et la peur m’aurait anéanti.

 

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