
Ils ne nous voyaient pas encore tels que nous sommes. Leur premier, leur plus grand malheur fut de croire à notre parole.
– Que proposez-vous, frère Bartolomé?
– De nous hâter, Éminence. C’est ce que je propose d’abord. Car à chaque minute que nous perdons ici, là-bas des êtres humains, pleinement humains, souffrent et meurent par notre faute. J’ai déjà eu l’occasion de le dire, au tout début. Je le redis.
– Mais concrètement, quoi?
– Nous devons affirmer haut et fort qu’ils ont nos frères. Que rien ne nous distingue d’eux. Nous devons l’établir comme une vérité universelle, nous devons même en faire un point du dogme. Nous devons aussi préciser nos lois et, sachant par expérience que cela ne suffira pas, j’affirme qu’il faut maintenant rendre aux Indiens leur liberté première. Car ils sont libres par nature, et non pas esclaves.
– Par conséquent? demande le légat, toujours méticuleux.
– Il faut que les Espagnols se retirent des terres nouvelles.
La phrase produit un certain effet, là encore. Plusieurs yeux se portent vers les deux colons, qui gardent l’immobilité.
Sepulveda sourit. Las Casas remarque ce sourire :
– Ne souriez pas, lui dit-il, car nous aurons tout à y gagner! Les Indiens, le roi et l’Église y gagneront! Oui, il est dans le grand intérêt de l’Église de maintenir les Indiens vivants et de les convaincre par la douceur. Surtout en ce moment, où un vrai schisme la menace.
Il ajoute en regardant le comte Pittaluga :
– Et c’est aussi dans l’intérêt de la Couronne. Je l’ai dit au roi, vous pouvez le lui répéter. Qu’on ne confonde pas quelques bateaux chargés d’or avec l’image que l’Espagne portera pour l’éternité.
Il revient au légat :
– Éminence, notre responsabilité est aujourd’hui immense, et les siècles qui viennent seront nos juges sans pitié. Oui, oui, il vaudrait mieux renoncer aux Indes. Sinon les nations européennes ne cesseront de blâmer l’Espagne, et à juste titre, pour tous ses crimes. Après quoi Dieu lui-même l’abandonnera, la maudira et la frappera durement.