Le rêve mexicain ou la pensée interrompue – J. M. G. Le Clézio

Voici peut-être l’un des moments les plus émouvants de l’Histoire véridique de Bernal Diaz del Castillo : la marche des soldats espagnols, cavaliers en tête, tout au long de la chaussée qui traverse le lac vers la grande ville de Mexico-Tenochtitlan. Dans la mémoire de Bernal Diaz, l’image est pure et éblouissante comme un songe – car tous, à cet instant, ont le sentiment de vivre un rêve, pareil aux “enchantements” du livre d’Amadis : “et même, certains de nos soldats disaient que, assurément, ce qu’ils voyaient paraissait appartenir aux songes, et il ne faut pas être étonné si je l’écris ici de cette manière, car il y a tant et tant à dire de cela que je ne sais comment le conter : voir toutes choses jamais ouïes, ni vues auparavant, ni jamais rêvées, comme celles que nous apercevions alors”. Tout autour d’eux, sur le lac couleur de ciel, s’étendent à perte de vue les villes blanches, les palais de pierre, les jardins flottants, les cours remplies d’arbres, dominés par les hautes silhouettes des pyramides. Les Conquérants espagnols avancent lentement sur la longue chaussée qui traverse le lac, de la ville d’Ixtapalapa jusqu’à Tenochtitlan, dans le crépuscule qui doit estomper les formes des volcans et faire apparaître, comme au travers d’une brume, les ombres magiques et lointaines des hauts temples de Tlatelolco, et les palais de Moctezuma. Et tandis qu’ils avancent, silencieux et les yeux pleins de ces merveilles, ils sont accueillis par les grands princes de l’Anahuac, et par la foule des guerriers et du peuple mexicain. Alors sans doute ressentent-ils le frisson de la grandeur, à vivre ce moment d’histoire et de légende. Eux, les messagers de la destruction, porteurs de mort, dont la destinée dépend tout entière de cette rencontre avec la puissance de Mexico-Tenochtitlan.

Alors, en l’écrivant, Bernal Diaz ne peut s’empêcher de dire son admiration, son émerveillement mêlé de tristesse : “Je le dis encore, tandis que je voyais tout cela, je pensais qu’il ne pouvait pas y avoir dans le monde d’autres terres découvertes semblables à celle-ci, car en ce temps-là il n’y avait pas de Pérou, et on ne savait même pas qu’il existait. Maintenant, tout cela est ruiné, perdu, il ne reste rien debout”.

Su la chaussée immense qui traverse le lac, vient enfin à la rencontre de Cortès le grand roi Moctezuma en personne, tel un dieu de légende : porté sous un dais de plumes et d’or, vêtu de ses habits où sont serties les pierres précieuses, chaussé de ses cothurnes à semelle d’or. Nul ne peut le regarder en face, et quand il marche, l’on étend sur le sol, devant lui, ses étoffes. C’est ce roi, ce dieu vivant, qui s’avance maintenant vers Hernan Cortès, qui l’accueille aux portes de Mexico-Tenochtitlan. Il y a maintenant plus d’un an qu’ils se cherchent par les paroles, et que l’angoisse de Moctezuma grandit chaque jour. Cet instant est fabuleux, tragique. C’est l’instant suprême de la rencontre entre les deux mondes, entre les deux civilisations, d’un côté la puissance divine, de l’autre la puissance de l’or et des armes. Il y a quelque chose de vertigineux dans cette rencontre, car c’est d’elle, sans doute, que dépend l’avenir du monde occidental. En admettant les étrangers dans son univers, en cherchant à pactiser avec eux, Moctezuma, sans le savoir, scelle la défaite de son monde, car l’homme blanc ne partage jamais. Cortès va exclure le monde indien, et, l’ayant réduit à l’esclavage, il permettra la conquête de tout le continent américain, du Canada à la Terre de Feu. Sans l’or, sans la matière première, sans le travail des esclaves surtout, quel eût été le sort de l’Europe et de sa “révolution industrielle”?

 

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