Bateleur

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi, dans certains contes, certains personnages, souvent les plus jeunes, sont considérés comme un peu idiots, et pourtant ce sont eux qui traversent les épreuves ou permettent toutes sortes de délivrances ?

On n’explique pas cela dans les contes.

Cela fait partie d’une histoire avant l’histoire.

Mais je pense qu’on peut en parler ici, puisque c’est la carte du Bateleur qui a été tirée.

C’est lui en quelque sorte qui est responsable de cela.

Ou une sorte de cousin du Bateleur.

On l’appelle (quand on a une certaine connaissance des arcanes) : l’homme du rivage.

Les héros des contes, avant de pénétrer dans le conte, avant d’y être injectés, sont passés par ce rivage.

De quel rivage il s’agit ? Nous n’en savons rien.

Il est fort possible que n’importe quel rivage accueille un jour ou l’autre la visite de l’homme du rivage (du bateleur si vous voulez).

Il faut imaginer de vastes territoires, dans un au-delà de toute histoire, c’est-à-dire hors de toute temporalité. On est dans l’espace pur.

Les personnages des contes y déambulent, sans but, dans une sorte de rêve éveillé.

Certains tournent en rond et d’autres débouchent (souvent à l’aube) sur un rivage.

Et pour certains de ceux qui débouchent sur un rivage, ils y tombent nez à nez avec l’homme du rivage.

Ce qui s’y passe est très simple.

Le héros de conte s’approche de l’homme du rivage qui est debout contre une table, dont les pieds sont plantés dans le sable (souvent elle penche). Il semble très affairé, une grande impression d’énergie se dégage de lui. C’est un être concentré.

Sans regarder le héros, il lui demande de vider ses poches et de déposer tout sur la table.

Le héros s’exécute.

Ensuite l’homme du rivage fait disparaître tous les objets posés sur la table.

Cela se passe très vite.

On ne sait pas s’ils sont jetés dans la mer, dans le ciel comme nourriture pour les mouettes ou enfouis dans le sable.

Toujours est-il que la table se retrouve vide, que les poches du héros sont vides, et qu’il est temps pour lui d’apparaître dans un conte, où il sera le plus jeune, considéré comme un peu idiot mais qu’il résoudra tous les blocages.

Voilà ! C’est ainsi que cela se passe !

Bien sûr, tout cela ouvre de nouvelles questions.

Par exemple, vous en venez certainement à vous demander ce que font des mouettes dans ces territoires sans histoire ?

Elles sont amies avec la tête d’un cheval qu’on retrouve clouée sous les portiques qui mènent aux rivages que l’on trouve dans ces territoires hors de toute histoire.

Ce cheval s’appelle Falada, et il est d’un naturel extrêmement affable.

Il a une splendide crinière blanche.

Et pour une raison inconnue il attire les mouettes. Elles sont toujours à voltiger à ses côtés.

Falada s’entraîne à crier comme les mouettes, et il y réussit plutôt bien, ce qui fait rire l’homme du rivage, notre bateleur.

Qui lui-même aime interpeller les mouettes dans un langage qu’elles comprennent.

Quand il n’a aucun visiteur à dépouiller de ce qui l’encombre, le bateleur passe son temps à cela : crier avec les mouettes, et de temps en temps il philosophe avec le cheval Falada.

A vrai dire, ils parlent de leurs expériences érotiques, mais avec des manières de philosophe.

Falada disait : “ce que j’aime dans l’orgasme c’est la disparition de mon ego. Je ressens une délivrance inégalée.”

Ce à quoi le Bateleur répondait: “je suis déjà restée dans un état d’orgasme pendant une année entière, je m’étais dissous dans les embruns.”

“Pourquoi es-tu revenu ?”, demandait alors le cheval, un rien suspicieux.

Cette foutue curiosité, répondait le bateleur.

Et Falada hochait la tête comme celui à qui on ne la fait pas.

“Et puis”, ajoutait le Bateleur, “il y a ma mission : désencombrer les héros des contes.”

Et abruptement, il interrompait la conversation et se penchant sur sa table vide, qu’il déplaçait un peu pour la diriger face à la mer.

Il restait là un moment à contempler l’horizon, ou les vagues, ou le vent, ou le vol des mouettes, et un nouvel héros de conte arrivait, il passait par le portique, Falada lui chantonnait une petite chanson qui entrait dans l’inconscient du héros et servirait plus tard de signal pavlovien quand il s’agirait d’accomplir de grandes choses, puis il s’en allait accomplir le rituel ultime auprès du bateleur avant d’aller prendre place dans le conte qui lui était destiné.

“Et ceux qui ne passent pas par le Bateleur ?”, me demanderez-vous.

Ils suivent d’autres voies.

Ils sont moins idiots, mais ils se laissent vite embourber dans des voies déjà connues.

On les retrouve alors en statues de pierre, complètement nécrosés.

C’est pourquoi je suis favorable au passage par le Bateleur.

Ce que vous venez de faire en tirant cette carte.

 

©Catherine Pierloz – Septembre 2021