Requiem pour une ville perdue – Asli Erdogan

Il s’est passé quelque chose d’imprévu. Un voyage, décidé à la dernière minute, comme une pause accordée à moi-même, s’est prolongé, quoique je n’aie pas trouvé ici davantage de paix intérieure que là-bas. A vrai dire, je n’ai pas du tout réussi à m’acoquiner avec l’âme de ces terres nordiques, si éloignées de ma forêt personnelle…

Mais cette semaine, il s’est passé quelque chose que j’ai envie de raconter. Ce jour-là, j’étais d’humeur exécrable. Je me sentais malade, seule, étrangère, pleine de rancune contre ce pays riche, propre et ordonné… Dès que l’égoïsme absolu des gens vous écœure, mettre ça sur le compte du “pays étranger” est toujours consolant. J’errais en traînant les pieds dans les rayons d’un supermarché, à la recherche de fruits et de légumes, dans la crainte permanente – crainte décuplée par mes années d’émigration – de commettre un faux pas : prendre le pain avec les pains, renverser des bouteilles, me tromper de queue, etc. Aussi ce jour-là, parce que j’avais en mémoire le genre de réprimandes humiliantes consécutives à ces faux pas, je choisis sciemment la caisse d’une fille qui avait des airs moyen-orientaux. De longs cheveux bruns, une petite bouille souriante. Elle avait ce regard profond et mélancolique propre aux femmes qui ont dû porter le voile pendant des siècles. Elle aurait parfaitement pu être turque.

Le vieux monsieur devant moi me jeta un regard méchant dont la raison m’échappait. Peut-être que j’avais posé mes achats top brusquement sur la bande roulante, ou peut-être n’aimait-il pas les étrangers, ou peut-être qu’il n’y a pas que les chiens qui sentent l’odeur de la peur. Quand ce fut mon tour, je me sentis soulagée, d’humeur calme et coopérante. Je fis de mon mieux pour ne pas voler plus d’une seconde de leur précieux temps aux gens derrière moi. J’enfournai boîtes et bouteilles dans les sacs avec une célérité de prestidigitateur, tout en surveillant d’un œil le montant de la note, et tentant, de l’autre main, de préparer la quantité d’argent que j’allais devoir sortir de mon portemonnaie. Les boîtes de conserve menaçaient de se renverser, les sacs remplis de fruits de tomber, ma monnaie de pleuvoir sur le sol. Enfin, quand l’équilibre fut rétabli, la situation consolidée, quelque chose me revint à l’esprit : “Et je vais prendre aussi… des cigarettes…” la caissière me donna un paquet de la marque que je voulais, puis me demanda si je désirais le ticket de caisse. “Oui”, lui répondis-je par défaut, comme si refuser eût été une faute grave. Elle sortit le ticket et se mot à écrire quelque chose dessus. J’avais la gorge nouée. Y avait-il un problème?

Je pris le ticket et attendis d’être à la porte pour le lire. “Je te souhaite une belle journée et un bel été”, c’était écrit en anglais. Et, dessiné à côté, un soleil qui souriait. Je ne sais pas comment dire, mais… j’ai souri comme je n’avais pas souri depuis des années, un sourire étincelant, rayonnant de bonheur; dans la même seconde, je fondais en larmes. J’embrassai le ticket de caisse et le glissai dans mon portefeuille avant de rentrer chez moi, oui, peut-être bien en dansant.

Je vivais l’un de ces rares moments où j’arrivais réellement à croire que la vie n’est pas faite uniquement de conflits et de marchandages. L’amour un instant reverdit dans mon cœur, telles ces fleurs fragiles qui poussent sur la rocaille. Et en l’occurrence, question amour, je me fichais alors pas mal de ce qu’en avaient dit tous les grands penseurs et grosses têtes du monde. J’ignorais d’ailleurs, dans l’hypothèse qu’ils se fussent jamais penchés sur le cœur humain, s’ils avaient su dire deux mots de ce désir désintéressé qu’éprouve parfois un être humain de donner sans rien attendre en retour. Par la suite, après avoir d’abord songé que l’écriture avait un côté vain, toute cette emphase qui n’exprime qu'”exaltation” et “narcissisme”, je songeai à ce qu’elle avait de plus beau, de plus sacré: le désir de partager, la générosité désintéressée.

Et souriant à ma propre candeur retrouvée, souriant à cette ingénuité de courte durée, je commençai d’écrire en sifflotant.

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