Le Temps scellé – Andreï Tarkovski

Voilà pourquoi je trouve difficile de comprendre de quoi il s’agit, quand des artistes parlent de liberté absolue à propos de la création. Je ne vois pas ce que signifie ce genre de liberté, car je crois, au contraire, qu’en choisissant la voie de la création, ils s’enchaînent à d’innombrables nécessités et se soumettent aux tâches que leur impose leur destin d’artiste.

Rien n’existe vraiment sans certaines nécessités, et s’il était possible de trouver quelqu’un en situation de totale liberté, il serait comme un poisson d’eau profonde échoué sur le rivage. N’est-il pas troublant de penser que même le génial Roublev travaillait dans les limites d’un canon! Plus je vis en Occident, plus étrange et équivoque m’apparaît la liberté. Il y a très peu de gens qui ont soif d’une liberté véritable. Et notre souci est qu’il y en ait davantage.

Pour être libre, il suffit de l’être, sans en demander l’autorisation à personne. Il faut se faire une hypothèse sur son propre destin et s’y tenir, sans se soumettre ni céder aux circonstances. Une telle liberté exige de l’homme de véritables ressources intérieures, un niveau élevé de conscience individuelle, et le sens de la responsabilité devant lui-même et par là devant les autres.

La tragédie est hélas que nous ne savons pas être libres. Nous réclamons une liberté qui doit coûter à l’autre mais sans rien lui abandonner en échange, voyant déjà là comme une entrave à nos libertés et à nos droits individuels. Nous sommes tous caractérisés aujourd’hui par un extraordinaire égoïsme. Or ce n’est pas cela la liberté. La liberté signifie plutôt apprendre à ne rien demander à la vie ni à ceux qui nous entourent, à être exigeant envers soi-même et généreux envers les autres. La liberté est dans le sacrifice au nom de l’amour.

Je ne voudrais pas ici qu’on me comprenne mal. Ce dont je parle est la liberté au sens moral supérieur du terme. Je n’ai pas l’intention de polémiquer ou de mettre en doute les conquêtes et les valeurs incontestables qui distinguent les démocraties européennes. Cependant, la condition de vie actuelle de ces démocraties pose aussi le problème du manque de spiritualité et celui de la solitude de l’homme. Il me semble que dans sa lutte pour les libertés politiques, sans doute très importantes, l’homme moderne a perdu cette autre liberté dont il avait toujours disposé : celle d’être capable de se donner en sacrifice au nom de l’autre et de la société.

Quand je pense aux films que j’ai réalisés jusqu’à présent, je constate que j’ai toujours voulu parler de gens libres intérieurement, malgré un entourage de gens intérieurement dépendants et qui n’étaient donc pas libres. J’ai montré des êtres apparemment faibles, mais d’une faiblesse qui avait une force nourrie par une conviction et une prise de position morales.

Le Stalker nous semble un être faible, mais en réalité c’est lui qui est invincible par sa foi et sa volonté de servir les autres. Car finalement les artistes ne pratiquent pas leur profession pour raconter quelque chose à quelqu’un, mais pour manifester leur volonté de servir les gens. Je suis toujours stupéfait quand les artistes s’imaginent qu’ils se créent par eux-mêmes ou qu’ils croient cela possible. Alors que c’est le lot de l’artiste de comprendre qu’il est créé par son temps et par les hommes au milieu desquels il vit. Comme Pasternak l’a écrit :

Ne dors pas, ne dors pas, artiste,
Ne t’abandonne pas au sommeil…
Tu es l’otage de l’éternité,
Le prisonnier du temps…

Je suis convaincu que, si un artiste parvient à réaliser quelque chose, c’est qu’en réalité il vient combler un besoin qui existe chez les autres, même si ceux-ci n’en sont pas conscient sur le moment. Voilà comment le public est toujours vainqueur, celui qui gagne quelque chose, et l’artiste toujours vaincu, celui qui doit payer.

Je ne peux pas imaginer ma vie libre au point de faire ce dont j’ai envie. Je suis obligé, à chaque étape, de réaliser le plus important et le plus nécessaire. Le seul moyen pour communiquer avec le public est rester soi-même, et de ne pas tenir compte des quatre-vingts pour cent des spectateurs qui ont décidé, en vertu de quelque raison, que nous avions à les divertir. Mais en même temps, nous avons tellement cessé de respecter ces quatre-vingts pour cent de spectateurs que nous sommes prêts à les divertir, car le financement de notre prochain film en dépend… Triste tableau!


 

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par Anders Noren.

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